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Leçon 4 : le pouvoir de la littérature (Cliquez sur le lien !)

IV/ Le pouvoir de la littérature.

 

   L’art, et plus précisément la littérature, ne semble avoir aucune place dans un monde où la sensibilité est anesthésiée et la pensée abolie. Être un « intellectuel » à Auschwitz est avant tout un handicap. Pourtant, à de rares moments, la puissance du texte écrit - donc de la littérature – se manifeste et prend toute son ampleur.

 

L’intellectuel à Auschwitz :

 

 

Un désavantage.

 

   Comme Primo Levi le note dans Les Naufragés et les Rescapés, la condition de l’homme cultivé à Auschwitz était pire que celle du travailleur manuel. N’ayant pas l’habitude de l’effort physique et du maniement des outils, il s’épuisait facilement au travail ; de plus le sentiment d’humiliation et de dégradation lié à des tâches très primitives était chez lui beaucoup plus fort. Par ailleurs, il souffrait davantage de la mutilation du langage et de la nécessité de ne pas penser : « (…) je suis trop humain, je pense encore trop (…) », dit le narrateur [p.110]. Un monde où il n’y a pas de pourquoi, où il ne faut surtout pas chercher à comprendre est encore plus insupportable pour un scientifique comme l’auteur que pour les autres déportés. Les intellectuels sont d’ailleurs méprisés par la plupart des autres détenus qui les considèrent comme des incapables. Ainsi, au chapitre 11, le Kapo Alex, une brute stupide, se moque des hommes du Kommando de chimie qui sont entrain de se disputer la soupe : « Ihr Doktoren, ihr Intelligenten ! » (« Vous les docteurs, les intellectuels ! ») [p.117]. L’univers concentrationnaire est la revanche de la brutalité et de la médiocrité sur l’intelligence.

 

Les avantages.

 

   Pourtant, quarante ans après, Primo Levi affirme que « la culture pouvait servir », pas souvent, mais quelquefois, dans de rares occasions. Pour l’illustrer, il souligne de la remémoration des vers de Dante lui a permis de rétablir le lien avec le passé et de se retrouver lui-même. Pendant un cours, mais précieux moment. Il rend grâce aussi à sa formation de chimiste, non seulement parce qu’elle lui a permis de survivre physiquement en se procurant un travail au Laboratoire, mais aussi parce qu’elle lui a donné des habitudes mentales qui lui ont été utiles. Sa curiosité qui le poussait à regarder le Lager comme une sorte de laboratoire, son désir d’observer et de comprendre lui ont permis de garder en vie une part de son être. La culture, dit-il, pouvait « embellir quelques heures, établir un lien fugitif avec un camarade, maintenir l’intelligence en vie et en bonne santé ». Il considère même qu’elle l’a peut être sauvé.

 

Le pouvoir d’un roman.

 

Une étrange lecture.

 

   « Embellir quelques heures », c’est quelque chose de considérable dans l’univers du Lager. Il n’y avait évidemment pas de livre à Auschwitz. Pourtant, dans le dernier chapitre, au moment où les Russes sont tout proches et où les prisonniers sont évacués, dans la débâcle générale, un médecin grec lance au narrateur un roman français. Pendant dix jours, les détenus malades qui ont été laissés dans le camp à l’abandon, vont vivre « hors du monde et hors du temps ». Pourtant, le narrateur dit : « Je passai l’après-midi à lire le livre laissé par le médecin : il était très intéressant et j’en garde un souvenir étrangement précis » [p.168]. Pour nous, passer un après-midi à lire un roman est tout à fait banal - encore que !-, mais au Lager, il faut mesurer à quel point l’épisode est extraordinaire : comment peut-on lire dans de telles circonstances, se passionner pour un roman au point d’oublier le chaos environnant, l’omniprésence de la mort ?  C’est précisément l’un des pouvoirs de la littérature que de nous arracher à notre monde et de nous permettre, en nous identifiant à d’autres hommes, de nous évader. Cette lecture est le premier acte d’homme libre du narrateur.

 

Le roman.

 

   Dans Si c‘est un homme, l’auteur ne nous dit pas quel est ce roman, mais par la suite, on saura qu’il s’agissait de Remorques, un ouvrage de Roger Vercel : l’histoire d’un naufrage et d’un sauvetage, dont le personnage principal, le capitaine Renaud, est comparé par Primo Levi à une sorte d’Ulysse moderne, héros d’une aventure technologique qui montre la valeur et l’ingéniosité de l’homme. Non seulement ce texte offre au narrateur une évasion momentanée, mais il lui donne aussi une image de sa propre condition : les détenus restés à Auschwitz sont comme des naufragés dans un bateau à la dérive, qui attendent leurs sauveteurs sans savoir s’ils arriveront à temps. Le voyage en mer, le naufrage, Ulysse : par une étrange coïncidence, ce sont là les thèmes du poème de Dante évoqué au chapitre 11. Ce symbolisme sera récurrent dans toute l’œuvre de Primo Levi, comme l’indique le titre de son dernier ouvrage, Les Naufragés et les Rescapés.

 

Le pouvoir d’un poème.

 

   C’est surtout dans le chapitre intitulé « Le chant d’Ulysse » que se manifeste le pouvoir de la littérature. Il s’agit du seul vrai moment de joie dans le récit. Toutes les conditions sont réunies : une promenade, le soleil de juin, et l’amitié avec Pikolo. Jean est alsacien, il parle le français et l’allemand, mais il voudrait apprendre l’italien et le narrateur propose de lui donner une leçon. L’épisode est hautement symbolique dans un monde où les hommes ne peuvent communiquer à cause de la différence des langues et ne cherchent même pas à se comprendre. Sans que le narrateur sache pourquoi, ce sont des vers de L’Enfer de Dante qui lui viennent à l’esprit, et il se propose de les traduire à son compagnon.

 

Le poème de Dante.

 

   L’Enfer est, avec Le Purgatoire et Le Paradis, l’un des trois livres de la Divine Comédie, vaste poème en cent chants écrit par Dante au XIV° siècle. Ce poème est l’un des classiques de la littérature italienne, dont les écoliers apprennent des passages par cœur, l’un de ces textes que l’on n’oublie pas parce qu’on l’a lu très jeune. De plus l’ouvrage de Dante possède un statut particulier, même pour ceux qui ne l’ont pas lu. Comme le fait remarquer Jacqueline Risset, la traductrice française de la Divine Comédie dans la collection GF (Garnier-Flammarion), il semble être la référence absolue en matière de « mal », et notamment quand il s’agit des camps : « (…) l’imagination créatrice de Dante est si puissante, et si précise qu’elle semble décrire par avance, parfois, l’inimaginable horreur moderne ». L’adjectif « dantesque » se retrouve fréquemment sous la plume des témoins pour caractériser l’univers concentrationnaire.

 

Le chant d’Ulysse.

 

   Les vers cités par Primo Levi sont tirés du chant XXVI. L’Enfer se présente comme un récit de voyage, ou encore le récit d’un rêve. Dante, guidé par le poète latin Virgile [-70/ -19  av. J.C., Publius Vergilius Maro, est un poète latin contemporain de la fin de la République romaine et du début du règne de l'empereur Auguste.], visite l’Enfer où les damnés subissent une peine qui entretien un rapport symbolique avec la faute qu’ils ont commise, suivant la loi du « contrapasso » [p.119]. On y retrouve le héros de l’Odyssée d’Homère, Ulysse, coupable de colère, de ruse et de mensonge, et condamné à être « enveloppé de flammes ». Les premiers vers qui reviennent à l’esprit de l’auteur évoquent la « flamme antique » d’où sort sa voix (ce qui ne peut manquer d’évoquer les flammes du crématoire, permanente menace de mort). Ulysse raconte son dernier voyage et sa mort : contrairement à ce qui se passe dans l’Odyssée, le héros mythologique ne rentre pas à Ithaque, mais poursuit son voyage avec un petit groupe de compagnons, afin de satisfaire sa curiosité et son goût de l’aventure. Les navigateurs qui sont devenus vieux et lents, dépassent pourtant les colonnes d’Hercule (Il s’agit du détroit de Gibraltar où, selon la         mythologie grecque, Hercule avait placé deux colonnes que nul ne devait franchir.) et arrivent à la « montagne brune », celle du Paradis terrestre où le Purgatoire fut placé par le Christ. Leur audace est punie par Dieu et un ouragan fait chavirer leur navire.

 

La remémoration.

 

   La récitation des vers est difficile, lacunaire, et le narrateur en déforme parfois le texte. Déformations qui peuvent être significatives, par exemple lorsque le vers 137 du Chant XXVI : « (…) de la terre nouvelle un tourbillon naquit », est remplacé par le vers 133 du Chant III : « (…) de la terre des pleurs un grand vent s’éleva », la « Terra lacrimosa » (titre de ce chant célèbre de la Divine comédie). Cette « terre des larmes » n’est pas sans faire penser à la « terre de détresse » évoquée dans le Chant de déportés (ou le Chant des Marais, composé en 1933). Le texte parle au narrateur comme il ne l’avait jamais fait ; il réveille ses souvenirs : la haute mer, les montagnes autour de Turin, qu’il aimait escalader. Mais surtout, il semble s’adresser directement aux déportés. Lorsque Ulysse dit à ses compagnons qu’ils n’ont pas été faits pour vivre comme des brutes, le narrateur à l’impression d’entendre « comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu » [p.121]. Ulysse est ici celui qui, avant de sombrer, dit aux hommes ce qu’est l’humanité ; il est comme un ami, un frère, lui qui a connu l’exil et n’a jamais renoncé. L’identification au héros est manifeste : Ulysse s’embarque avec un petit groupe de fidèles, comme Primo Levi, en 1943, s’est lancé dans l’aventure avec quelques amis.

 

La révélation.

 

   Les vers de Dante sonnent une première fois aux oreilles du narrateur comme une trompette du Jugement dernier : une sorte de fièvre s’empare de lui. Rien n’a plus d’importance que le texte, au point qu’il donnerait sa soupe, i.e. sa vie, pour pouvoir reconstituer un passage qui lui manque. Mais Auschwitz se referme sur le narrateur et son compagnon comme la mer sur Ulysse et sa petite troupe.

   Au final, cette évocation de Dante révèle la toute-puissance de la littérature. Le poème nous arrache à nous-mêmes : « L’espace d’un instant, dit le narrateur, j’ai oublié qui je suis et où je suis » [p.121], autrement dit : je ne suis plus un misérable détenu enfermé dans un camp, je suis Ulysse lui-même. La révélation essentielle de la poésie est peut-être celle du pouvoir qu’ont ces vers de s’adresser directement à nous, par-delà les siècles, comme ils se sont adressés à Primo Levi en cet instant tragique, ce, en nous disant comme ils lui ont dit, quelque-chose de l’injustice profonde.

 



25/04/2021
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