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Leçon 5 : Etude d'un texte de Gorgias : L'éloge d'Hélène (Cliquez sur le lien !)

Étude de texte : Les sortilèges de la parole.

 

  « Mais si c’est le discours qui l’a persuadée en abusant son âme, il n’est pas difficile de la défendre, de la laver de cette accusation. Voici comment : le discours est un tyran très puissant qui, par un corps très petit et tout à fait invisible, accomplit des actes au plus haut point divins, car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. […] Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par l’effet des paroles, et chassent le chagrin. C’est que la puissance de l’incantation dans l’âme, se mêle à l’opinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de la sorcellerie sont nés deux arts qui produisent les erreurs de l’âme et les artifices de l’opinion. Nombreux sont ceux qui, sur nombre de sujets, ont convaincu et convainquent encore nombre de gens par la fiction d’un discours mensonger. Car si tous les hommes avaient en leur mémoire le déroulement de tout ce qui s’est passé, s’ils connaissaient tous les évènements présents, et, à l’avance les évènements futurs, le discours ne serait pas investi d’une telle puissance ; mais lorsque les gens n’ont pas la mémoire du passé, ni la vision du présent, ni la divination de l’avenir, il a  toutes les facilités. C’est pourquoi, la plupart du temps, la plupart des gens confient leur âme au conseil de l’opinion. Mais l’opinion est incertaine et instable, et précipite ceux qui en font usage dans des fortunes incertaines et instables. Dès lors, quelle raison empêche qu’Hélène aussi soit tombée sous le charme d’un hymne, à cet âge où elle quittait la jeunesse ? Ce serait comme si elle avait été enlevée et violentée. Car le discours persuasif a contraint l’âme qu’il a persuadée, tant à croire aux discours qu’à acquiescer aux actes qu’elle a commis. C’est donc l’auteur de la persuasion en tant qu’il est cause de contrainte, qui est coupable ; mais l’âme qui a subi la persuasion a subi la contrainte du discours, aussi est-ce sans fondement qu’on l’accuse. »

Gorgias, Éloge d’Hélène.

 

Hymne : chant, poème lyrique exprimant la joie, l’enthousiasme, célébrant une personne, une chose.

   Gorgias plaide pour Hélène de Troie, mariée à Ménélas, roi de Sparte, puis enlevée par Pâris, prince troyen, cet évènement déclenchant la Guerre de Troie. Hélène est vivement blâmée de susciter cette cruelle décennie de guerre. Gorgias ambitionne de dévoiler la vérité et de disculper Hélène. Il brandit 4 arguments dans l’intention de démontrer l’innocence d’Hélène : le  Destin (personne ne peut lutter contre), l’enlèvement (la force des hommes), la persuasion (d’où est extrait notre texte et l’œuvre d’Éros (la force de l’Amour). Dans notre texte, la rhétorique (celui de l’hymne, en particulier inspiré par Aphrodite au secours de Pâris) est personnifiée, comme si elle était aussi forte que les soldats, les hommes qui ont capturé Hélène.

 

   On observe ici ce que l’on appelle l’éloge paradoxal et la défense des causes perdues. Il s’agissait pour les sophistes de mettre à l’épreuve leur habileté oratoire. Réussir à retourner l’opinion en faveur d’Hélène, également détestée par les Grecs et par les Troyens pour la guerre sanglante que son adultère déclencha, constitue ici une réelle prouesse. En disant qu’Hélène n’est pas responsable parce qu’elle a été persuadée de faire cc qu’elle a fait, Gorgias fait à la fois l’éloge de la toute-puissance persuasive de la parole sur l’opinion, et celui du sophiste, véritable sorcier capable de maîtriser la situation, de retourner complètement cette puissance de la parole. En définissant la persuasion comme magie, Gorgias attribue à l’homme un pouvoir mystérieux longtemps attribué aux dieux. L’ancien effet magique de la parole poétique et divine est ici conquis par la parole humaine, qui la transforme en l’insérant dans une rationalité pratique : il s’agit, en effet, d’en faire un art … mais conservant une puissance démiurgique, i.e. une force capable de produire un monde.

 

   Revenons à cette question de la « magie de la parole ». Ce n’est désormais plus la parole qui vient se calquer sur l’être, c’est l’être qui devient un effet de la parole, à la manière du pinceau du peintre qui créé un monde. On passe avec Gorgias de l’ontologie à la logologie. La parole s’est démarquée, libérée du champ de l’être. Il s’agit pour le sophiste d’arrêter pour un moment comme on arrête l’image d’un kaléidoscope très brièvement, la danse continuelle des apparences. Cela vaut pour Protagoras comme pour Gorgias. Cependant les manières d’interrompre ce ballet des apparences divergent selon l’un ou l’autre. Protagoras insiste sur l’utilité publique et la vertu citoyenne : la vérité provisoire, c’est celle qui contente le plus de monde possible à un moment donné, qui permet la concorde, le vivre-ensemble … le plus harmonieux, même si l’on sait que cette harmonie ne peut être qu’éphémère. Gorgias, quant à lui, insiste sur la force poétique de la parole, sur la puissance de la beauté et pas seulement sur la considération de la vertu.

 

   Gorgias oppose l’opinion (« doxa »), état d’esprit hésitant, déchiré entre des contraires au « savoir », état d’esprit apaisé qui s’est arrêté sur un aspect du réel que le discours persuasif a façonné comme étant le plus vraisemblable. C’est la puissance esthétique de la rhétorique qui doit évincer, éliminer les points de vue les plus faibles pour laisser prévaloir le plus fort. Le plaisir que procure l’art ne laisse subsister que le bon côté des choses, en évacuant la mauvais, et ce, à la manière du médicament qui expulse la maladie. Cela dit, le médicament n’est pas bon en soi, mais seulement pour les effets qu’il procure (« pharmakon ») et il peut tout aussi bien être remède que poison. Certains sont allergiques aux médicaments, certains s’en servent pour se droguer … Bref, il en va de même de la parole-plaisir, de la parole esthétique : elle soulage vraiment certains, elle n’a aucun effet sur d’autres … et d’autres encore s’en enivrent, tout en sachant qu’elle est illusoire, vaine, dérisoire :

 

   « Or, la puissance du discours a le même rapport à l’ordonnance de l’âme, que l’ordonnance des remèdes à la nature des corps. De même, en effet, que différents remèdes expulsent du corps différentes humeurs et mettent un terme, les uns à la maladie, les autres à la vie, de même aussi, parmi les discours, les uns affligent, les autres égaient les auditeurs, les uns effraient et les autres rendent audacieux, les autres enfin, droguent l’âme et l’ensorcellent par une éloquence malsaine ».

Éloge d’Hélène, §14.

  



28/04/2021
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