Leçon 5 : L'homme et l'inhumain. Réflexion. Le Crime contre l'Humanité (Cliquez sur le lien !)
L ’homme et l’inhumain
Est-il vraiment sensé de qualifier d’inhumaines certaines actions des… hommes ?
L’homme peut-il produire de l’inhumain ?
Le concept d’ « inhumanité » :
Est inhumain, au sens strict, ce qui ne provient pas de l’homme. En ce sens, le divin et l’animal sont tous deux, à leur manière, étrangers à l’humanité.
Mais le problème est autre ici : il s’agit de savoir si l’homme peut lui-même et de lui-même, produire de l’inhumain, des actions qualifiables d’inhumaines.
Il s’agit de distinguer (1) l’inhumanité extérieure à l’homme de (2) l’inhumanité inhérente, propre à sa nature, comme une possibilité inscrite en lui.
En ce dernier sens, on peut distinguer deux emplois de ce terme d’ « inhumanité » :
- Au sens courant et sentimental, on qualifie d’inhumain une conduite ou un acte criminel particulièrement odieux, portant atteinte à un homme particulier.
- En un sens plus philosophique, on qualifie d’ « inhumain », une atteinte à l’humanité que l’homme porte en lui. On ne peut assimiler un crime odieux et un « crime contre l’humanité ».
Le problème est ici de penser l’inhumain dans l’humain : cette « inhumanité » renvoie-t-elle en nous à une animalité, une sauvagerie primitive ? Qu’est-ce que l’homme, en somme ? Une « nature », un « acquis », une condition fragile ?
Il existe un certain nombre d’actes dont nous ne pouvons pas accepter qu’ils soient le fait de l’homme et nous préférons les imputer à une bestialité primitive. Mais n’est-il pas lâche de dévier ainsi et d’épargner à l’homme la paternité de ce qui est indigne de lui. Et s’il portait en lui la possibilité de l’inhumain ?
Peut-on penser ce monstre logique d’une « inhumaine humanité » ?
1/ L’inhumain et le crime contre l’humanité.
Revenons au sens courant que l’on prête au terme d’ « inhumain » : ce que l’émotion nous fait appeler de ce nom, au sens de ce qui nie la « vertu d’humanité ». Du violeur d’enfant au tortionnaire qui reste insensible à la souffrance de sa victime, nous disons couramment qu’ils sont inhumains. Nous le disons aussi de leurs actes : « C’est inhumain ! » nous avons du mal à croire que de tels actes puissent être commis par un homme, ou du moins à l’idée que nous nous faisons de l’homme. De ce point de vue, l’adjectif « inhumain » sert surtout à prononcer un jugement montrant notre indignation à l’égard du comportement de certains hommes.
Mais il y a d’autre part, non plus ce qui est contraire à une certaine idée de l’homme, mais plus radicalement, ce qui nie le genre humain lui-même. L’inhumanité ne consiste plus ici en un jugement, mais elle qualifie une réalité, inscrite de manière indélébile dans notre histoire : elle qualifie ce crime que l’on appelle « génocide », et qui consiste à éliminer un peuple tout entier, c’est-à-dire une fraction du genre humain.
Vladimir Jankélévitch (1903-1985) a bien marqué la différence entre l’offense programmée, concertée, faite à l’Homme, à l’humanité et le caractère odieux d’un crime quelconque :
« Mais avant tout, ce sont dans le sens propre du terme, des crimes contre l’humanité, c’est-à-dire des crimes contre l’essence humaine ou, si l’on préfère, des crimes contre « hominité » en général… C’est l’être même de l’homme, « Esse », que le génocide raciste a tenté d’annihiler dans la chair douloureuse de ces millions de martyrs. »
L’imprescriptible.
Cet attentat à l’encontre de l’homme a été, sous sa forme la plus systématique, sinon la plus atroce, l’œuvre de l’Allemagne nazie, dont les responsables ont décidé et organisé rationnellement l’extermination de plusieurs millions de Juifs et de centaines de milliers de Tziganes. Pour qualifier ce crime d’État inédit dans l’Histoire, les juristes alliés ont forgé, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, afin de pouvoir en condamner spécifiquement les responsables, la catégorie juridique de « crime contre l’humanité ».
Il y a donc bien une spécificité du « crime contre l’humanité » qui ne consiste pas en une simple action inhumaine au sens de l’impact émotionnel, sentimental provoqué. Le tortionnaire est inhumain en ce sens, mais il n’annihile pas l’homme. Le génocide, en revanche, l’extermination d’un peuple pour des raisons idéologiques est inhumain, au sens où il correspond à un anéantissement, à la négation absolue de l’humanité de l’Autre, le juif, et de l’humanité tout court.
Cette négation de l’humanité, on la trouve d’abord dans le vocabulaire nazi antisémite, comparant les juifs à « une ordure qui pullule », « une troupe de rats », un « abcès » qu’il fallait vider : (Wörterbuch des Unmenschen (Dictionnaire de l’inhumanité), édité en 1957 recense ce vocabulaire de propagande du Troisième Reich) :
« Même à travers les mots, les nazis nient l’humanité de leurs victimes. Avec la formule « solution finale à la question juive », on comprend que l’objectif des nazis est de dépersonnaliser leur crime. C’est la même chose pour l’extermination par le gaz : les nazis appellent cela une Sonderaktion (« action spéciale ») réalisée par le Sonderkommando (« kommando spécial »). Les bunkers où se trouvent les chambres à gaz sont dénommés Sonderblocks (« blocs spéciaux ») ou tout simplement Bunkers. Dans leurs rapports, les S.S. utilisent le verbe « traiter » pour nommer l’action de tuer. Les victimes ne sont donc jamais directement désignées, sauf sous des appellations détournées. C’est pourquoi on utilise des guillemets pour employer le vocabulaire nazi. Les nazis parlent des juifs en tant que « vermine » ou en tant que « poux », ils en arrivent d’ailleurs à demander à la société IG Farben de créer un gaz (le Zyklon B) capable de tuer des « poux humains » lors de la phase de préparation du génocide. »
« Musée départemental de la Résistance H-G. », 2017
Considérer des hommes comme des sous-hommes et les rabaisser en paroles, au rang d’animaux ou de parasites, c’est déjà une forme d’anéantissement de l’humain.
Il n’y eut ensuite, qu’à passer à l’acte avec la « solution finale », la décision prise, en 1941 de liquider tous les Juifs d’Europe. La déshumanisation des déportés ne relève plus seulement de l’horreur subjective, mais d’une horreur objective : on se souvient tous de « Nuit et Brouillard », « Nacht und Nebel » (nom prêté aux déportés, justement) d’Alain Resnais, monté en 1956 à partir d’images d’archives. Cette horreur est incommensurable avec celle que nous pouvons ressentir. (Cf. : la visite d’un camp comme celui d’Auschwitz-Birkenau).
Inhumaines, les conditions dans lesquelles les déportés voyageaient, torturés par la faim et la soif dans les wagons à bestiaux. Inhumain, le tatouage à l’arrivée au camp ... et que dire de l’humiliation continuelle, de la torture, de la faim, de la soif … Inhumaine, la mort elle-même, massive, industrielle dans des chambres à gaz qui avaient le débit d’une usine.
L’inhumanité des camps est bien là, plus encore que dans la brutalité aveugle : dans l’organisation industrielle d’un massacre dont les victimes sont à la fois la main-d’œuvre réduite en esclavage et la matière première. Max Picard écrit :
« C’est ce qu’il y a de neuf et de terrifiant dans la cruauté nazie : elle n’est plus à l’échelle de l’homme, mais à l’échelle de ce qui est hors de l’homme, à la mesure de l’appareil de laboratoire ou de la machine industrielle … La cruauté nazie émane d’un appareil industriel ou d’un homme devenu tout entier appareil. »
La mémoire vivante.
Si le vivant était traité comme une bête, le mort lui, était une matière première ; les cheveux coupés des femmes qui allaient être gazées étaient vendus à l’industrie textile qui en faisait du tissu. A ce propos, Primo Levi (1919-1987), survivant d’Auschwitz écrit :
« Cette cruauté caractéristique et sans but apparent…s’étendait… aux dépouilles humaines suivant la mort, ces dépouilles que toutes les civilisations, depuis la plus lointaine préhistoire, ont respectées, honorées… Le traitement auquel elles étaient soumises dans les Lager (les camps de concentration et d’extermination) exprimait volontairement qu’il ne s’agissait pas de restes humains mais d’une matière brute, indifférente, propre, dans le cas le plus favorable, à une utilisation industrielle. »
Les Naufragés et les Rescapés.
La négation de l’humain est totale, absolue . Pour cette raison, il faut veiller à ne pas confondre tous les crimes accomplis par les individus et les États au cours de l’histoire et le crime contre l’humanité. À ce titre, il faut éviter l’amalgame entre le crime odieux et cruel et le crime contre l’humanité, au prétexte qu’ils se vaudraient en horreur :
« …éviter la dissolution sentimentale du crime contre l’humanité dans l’inhumain » (Finkielkraut)
L’inhumain est atteint dans le crime contre l’humanité, et il nous faut le reconnaître, en dépit de l’horreur qu’ils nous inspirent, que le viol d’un enfant ou les tortures infligées au prisonnier sont encore des crimes très « humains ».
En 1987, au procès de Klaus Barbie, chef local de la Gestapo lyonnaise jugé pour crime contre l’humanité, une résistante vint témoigner. Elle dit que les résistants connaissaient les risques qu’ils encouraient, et raconta que dans la cellule où elle était, se trouvaient une femme juive et son enfant. « Ça, dit-elle, ce n’est pas la guerre, c’est quelque chose d’immonde. » Finkielkraut fait ce commentaire :
Il y a le monde, en effet, dont la guerre fait encore partie, et il y a l’immonde. Ce n’est pas la même chose d’être un ennemi et d’être un gibier. Dans le premier cas, le monde est encore un monde, car on demeure maître de ses choix… Même soumis à l’état d’exception, même déchu de tout droit, privé des garanties élémentaires, on peut attester de son humanité dans l’action… Dans le deuxième cas… le monde n’est plus un monde, mais un piège : on n’expie pas ses actes, mais sa naissance… Si l’on en réchappe, le bonheur d’être vivant se confond avec celui de réintégrer toutes les dimensions, toutes les prérogatives de la condition humaine. »
La mémoire vaine.
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