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Leçon 6 : L'Art doit-il nécessairement être utile ? Ebauche de dissertation. (Cliquez sur le lien !)

  III-2-2-3/ « L’art doit-il nécessairement être utile ? » Ébauche de dissertation sur la base d’autres références : Alain, Kant et Hegel.

 

   La question de l'utilité de l'art est récurrente, dans la mesure où l'on suppose implicitement que toute activité n'est pas à elle-même sa propre fin mais sert une autre cause. Ainsi la médecine sert à soigner, soigner sert à être en bonne santé, être en bonne santé sert à vivre...Si la technique a manifestement sa raison d'être parmi les besoins des hommes, l'art ne répond, à priori, à aucun besoin spécifique. Quelle est alors son utilité et qu'est-ce qui conduit les artistes à créer des œuvres d'art ? D'autre part, l'art doit-il nécessairement se voir imposer une finalité préalablement déterminée? Subordonner l'art à une fin, n'est-ce pas détruire ce qu'il a de propre?

   L'œuvre d'art, destinée à être vue - ou entendue, ou lue - semble donc se définir par une sorte de gratuité esthétique l'affranchissant de toute utilité directe dans son rapport à l'homme. Il semble pourtant que la contemplation d'une œuvre d'art procure des sensations qui, même si elles ne sont pas directement quantifiables en termes d'utilité matérielle, jouent un rôle important. Tout le problème est donc de montrer que le critère "utile" rapporté à l'art est ambigu.

 

 

 

   Le terme art a d'abord désigné la technique, le savoir-faire mais également la création artistique et la recherche du beau. A partir du XVIII siècle, la distinction entre l'art de l'artiste et l'art de l'artisan s'est opérée. D'une part, l'artiste, qui apparaît comme un créateur original dont le génie ne peut être enseigné; d'autre part, l'artisan, qui utilise un savoir technique transmissible. Par cette distinction, l'art se résume à l'ensemble des pratiques dépourvues de visée technique et utilitaire. L'unique finalité de l'art est alors de produire le beau : il est en fait son but à lui-même.

 

   Alain, dans Système des beaux-arts, distingue l'art de l'industrie : « toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. » L'art se différencie en cela du travail qu'il est une activité libérale, non asservie à une utilité externe alors que l'essence même du travail est l'utilité ou le profit. On écartera donc l'idée selon laquelle l'art a pour but d'imiter la nature. En effet, cette démarche apparaît inutile car d'une part la création, propre de l'art, est inexistante et d'autre part, elle est vouée à l'échec (il semble difficile de reproduire à l'identique un modèle). La copie est en fait une démonstration d'habileté qui supprime toute création originale au profit de la technique : l'art s'apparente alors à l'industrie. Imposer une finalité prédéfinie à l'art, c'est détruire ce qu'il a de singulier : la création artistique.

 

   Kant insiste à la fois sur la liberté de l'artiste et sur l'impossibilité d'expliquer la beauté par la correspondance avec une finalité. En effet, « le génie est un talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner de règle déterminée ». Par conséquent, l'art ne supporte pas de règle car cela revient à supprimer ce qui lui est inhérent, à savoir la liberté de création. De plus, l'artiste ignore lui-même l'aspect final de sa production, l'inspiration lui vient au fur et à mesure qu'il crée. Le créateur ne peut donc pas suivre un but qui serait déterminé de la même façon qu'il ne peut enseigner son génie à d'autres. « Le peintre est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. » Alain met en avant le caractère impulsif et soudain de l'art qui s'oppose nécessairement à une finalité préconçue et c'est pourquoi si l'art peut être utile, il ne doit pas cependant l'être.

 

   L'art est à lui-même sa propre fin et dès lors que l'artiste crée une œuvre dans le but de la rendre utile, il anéantit instantanément toute pulsion créatrice, c'est-à-dire toute forme d'art.

 

 

  « L'utile est ce qui répond à la satisfaction des besoins physiologiques des hommes », nous dit Voltaire. En ce sens, l'art est inutile : il ne sert à rien puisqu'il n'est pas vital. En effet, on peut tout à fait vivre sans être artiste et sans apprécier aucune œuvre d'art. Cependant, il faut envisager un autre aspect de l'adjectif "utile". En effet, l'homme se différencie des autres êtres vivants en cela qu'il éprouve des besoins qui dépassent l'utile au sens le plus étroit. N’avons-nous pas paradoxalement besoin de ce dont nous n'avons pas besoin? La valeur de l'art ne réside-t-elle pas justement dans cette inutilité?

 

   Hegel met en avant le rôle de l'art à travers l'exemple du trompe l'œil. L'artiste, en jouant avec les lois de la nature, crée un artifice. Ceci nous amène à réfléchir sur la valeur de la réalité de notre perception, sur la vanité des apparences. Ainsi l'art dépasse la nature, mais bien loin de nous éloigner de la vérité, il met à jour ce que l'on ne voit pas et propose une nouvelle perception de la réalité. « L'art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il fixe pour lui en en faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui sans lui nous échappaient complètement ». (Hegel) L'art détache les objets de leur fonction pratique et nous les donne à regarder pour eux-mêmes, faisant apparaître la vérité derrière l'apparence : « l'art dégage des formes illusoires et mensongères de ce monde imparfait et instable la vérité contenue dans les apparences pour la doter d'une réalité plus haute créée par l'esprit lui-même » (Hegel). Ainsi l'artiste qui peint un portrait ne cherche pas à imiter la nature mais tente de faire apparaître l'essence, les sentiments, les émotions du personnage. Il élève son œuvre au domaine de la sensibilité. De la même façon, l'art permet de dépasser la finitude des choses : "tout cela l'art l'arrache à l'existence périssable et évanescente, se montrant en cela encore supérieur à la nature".

 

   L'art opère par ailleurs une fonction cathartique, comme par exemple les tragédies antiques. « L'œuvre d'art est un moyen à l'aide duquel l'homme extériorise ce qu'il est. » (Hegel). Si l'homme éprouve le besoin de produire une œuvre d'art, c'est parce qu'il cherche à embellir tout ce qu'il y a de laid dans la nature humaine. L'homme, en tant que consciences, se représente lui-même à travers son œuvre d'art et réalise une véritable introspection, ancrant son être spirituel dans le réel. Hegel analyse ainsi l'exemple de l'enfant : « s'il lance des pierres dans l'eau, c'est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. » Mais l'homme ne se contente pas de se représenter tel qu'il est, il cherche à embellir la nature humaine : « l'homme ne veut pas rester tel que la nature l'a fait. »

 

   Enfin on a pu observer l'omniprésence de l'art dans toutes les sociétés. Dès son apparition, l'homo sapiens sapiens a cherché à surmonter sa détresse originaire par le jeu de la création artistique. L'art semble donc apparaître dès l'aube de l'humanité; il dépose la représentation sur les murs des cavernes, il sacralise les événements et aide l'homme à survivre : « l'art est avec l'amour de la connaissance la seule issue réelle qui puisse arracher l'homme au cauchemar du temps, au petit enfer tant bien que mal colonisé que nous nommons la vie » (Claude Roy). Nietzsche, dans Gai savoir, compare l'art au bouffon : « comment pourrions-nous nous passer de l'art, nous passer des fous? » Il définit l'art comme un besoin universel, une échappatoire à la réalité permettant à  l'homme de prendre du recul par rapport au monde qui l'entoure. L'art est en fait une "illusion joyeuse", attitude toujours nécessaire vis-à-vis d'une réalité qui n'améliore aucun progrès.

 

 

 

 

   L'art, s'il ne doit pas être utile, a pourtant démontré depuis que l'homme existe, son absolue nécessité. En effet, l'œuvre d'art, aux antipodes d'un simplet objet de consommation, nous donne à réfléchir, pose des questions d'ordre social - comme l'art engagé - et par cela nous permet de développer notre esprit. L'art tire son utilité du propre fait qu'il est totalement inutile, du moins au sens où il n'est pas matériellement nécessaire : lui imposer un objectif utilitaire revient finalement à détruire le propre de l'art.



26/04/2021
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