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Leçon 6 : L'homme et l'inhumain. L'inhumain est bien humain (Cliquez sur le lien !)

2/ L’inhumain est bien humain.

 

   « Un acte est criminel, selon Durkheim (1858-1917), quand il offense des états forts et définis de la conscience collective ».

 

   En ce sens, quand un acte est criminel et qu’il choque et offense la conscience collective, on dit de lui : « C’est inhumain ! » C’est le cas lorsque le crime est odieux oui « monstrueux » comme on dit ; lorsque, par exemple, un petit enfant est victime de violences. Dire de la mère qui maltraite son enfant ou de celui qui le viole que ce sont des « monstres » revient à leur refuser toute appartenance à l’humanité.

 

   Mais par-là, la conscience collective ne fait que se protéger contre, à l’évidence ce que des hommes sont capable de faire. Dans ce cas, le verdict d’ « inhumanité » ne qualifie pas tant la nature de l’acte que la manière d’y réagir, cette sorte de bonne conscience proche de la mauvaise foi qui se refuse à considérer que certains crimes puissent être le fait de l’homme.

 

   La qualification d’ « inhumain » exprime ici un simple état subjectif du sentiment, celui d’une révolte indignée face au mal. On peut parler de mauvaise foi, car cette définition émotionnelle de l’inhumain contribue à perpétuer une image idéale de l’homme et à méconnaître le caractère proprement humain de la violence. Le sentiment est donc un obstacle pour qui veut penser l’inhumain en tant que tel : il se nourrit de la conviction que l’ « homme est naturellement bon » et que la méchanceté est radicalement étrangère à la nature humaine. Cette définition de l’inhumain puise spontanément dans une certaine conception de la « nature humaine », communément partagée.

   Ex. : la mère qui maltraite son enfant heurte notre conscience parce que nous jugeons le sentiment maternel comme étant naturel. (Cf. : Elisabeth Badinter, dans L’Amour en plus (1980),  déconstruit l’idée d’un « instinct maternel »).

 

   La conscience collective, outragée par les violences faites à l’enfant, préfère ne pas écouter ce qui lui déplaît. Pourtant les ethnologues nous apprennent qu’il n’existe pas d’instinct maternel naturel : il existe des peuples où les mères ne témoignent pas de cet intérêt et de cet amour à l’égard de leurs enfants, que nous connaissons bien dans nos sociétés, et que ces femmes appartiennent bien, pourtant, au genre humain. Bref, ils nous montrent que ce sentiment n’est autre qu’un trait de culture.

 

   Qualifier un acte d’inhumain suppose donc, philosophiquement qu’il y a une nature humaine, bonne par définition, puisqu’elle est la norme de ce que l’humain peut faire et doit faire. Le mal consiste à s’en écarter, à ne pas « écouter la voix de la nature ». L’inhumain est alors appréhendé comme quelque chose d’extérieur à l’homme, ne lui appartenant pas en propre.

 

   On met alors l’action inhumaine sur le compte d’un instinct bestial, d’une cruauté et d’une sauvagerie primitives. Ceux-ci ressortiraient en l’homme, en dépit des efforts de la culture et de son action civilisatrice de domestication et de refoulement des instincts agressifs. L’inhumanité serait alors expliquée par l’animal qu’il n’est plus, mais qu’il a été. L’inhumanité est alors pensée comme bestialité, comme une animalité étrangère, sinon à l’homme d’hier, tout au moins, à l’homme prétendument « évolué » d’aujourd’hui. Entendons les présupposés d’une telle conception : l’humanité serait en perpétuelle évolution depuis sa très ancienne animalité : dans ces conditions, l’inhumain ne peut être pensé, d’un point de vue moral ou religieux, que comme une chute ou une rechute, psychologiquement, une régression. L’homme, à travers la notion d’inhumain, règle ses comptes avec une animalité à laquelle il se veut étranger.

 

   Si l’homme, en effet, est un être de progrès, il est aussi capable de décadence. Rousseau (1712-1778) l’a vu : en définissant l’homme comme une créature perfectible susceptible de se hausser au-dessus de l’animalité (cf. texte de Rousseau : état de nature/ état de société, état civil), il incluait en lui la possibilité d’un recul qui pourrait le reconduire à elle, et même plus bas qu’elle. De fait, rajoutait Rousseau, on n’a jamais vu un animal en torturer un autre, ni tuer par plaisir.

   « N’est-ce point que l’homme retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse ou d’autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? »

Discours sur l’origine de l’inégalité parmi, les hommes [1755]

 

   Il en serait ainsi de l’inhumain comme de la dégradation physique causée par la vieillesse. L’opposition morale de l’humain et de l’inhumain ne ferait que recouper celle de la culture et de la nature. L’acte inhumain serait celui d’un être dénaturé, d’un « dégénéré » [qui a transgressé les limites du « genre » humain], selon l’expression consacrée. La culture nous fait perdre notre nature animale pour nous composer une seconde nature qui n’a rien à voir avec elle.

 

   On touche ici la difficulté interne de la définition de l’inhumain comme bestialité : on ne peut opposer la nature à la culture sans opposer la nature à elle-même et la culture à elle-même. La nature, en effet, est autant bonne (on lui attribue, par ex., le sentiment maternel), que mauvaise (on l’accuse d’être à l’origine de l’agressivité). La culture n’échappa pas non plus à la contradiction : elle nous hausse au-dessus de l’animalité, mais contient en germe le risque d’une régression, d’une chute, encore plus bas qu’elle. Rousseau, là encore, a raison, quand il dit que « l’homme qui vit en société est un animal dépravé » : la culture est, au sens propre, une « dénaturation ». que pouvons-nous attendre de bon d’un être dénaturé ?

 

   Ces contradictions tiennent en fait à ce qu’on persiste à penser l’inhumain comme étranger à l’homme ; à ce qu’on l’attribue à une résurgence en l’homme de l’animal sauvage qu’il fut à l’origine ; et finalement, à ce que le passage de la nature à la culture soit pensé comme progrès.

 

   Il faut reconnaître, au contraire que l’inhumain est au cœur de l’homme en tant qu’être de culture. Pas plus que le sentiment maternel n’est naturel, le crime nazi n’est bestial. L’inhumain n’est autre que ce que Freud appelait une « intime étrangeté », une altérité qui est bien en nous, qui est notre propriété, i.e. une caractéristique majeure de ce que nous sommes, et quelque-chose qui nous appartient en propre et dont on ne peut se défaire sans faire preuve d’une véritable lâcheté.

 

   Comment expliquer, sinon, que les plus grands criminels, comme les « serial killers », soient presque toujours de « bons voisins », de « bons fils », bref, des gens aussi « normaux » que ceux à qui leurs crimes font horreur ? Comme il nous ressemble, le commandant du camp d’Auschwitz, qui, rentré chez lui, était un « bon mari », et fêtait Noël en famille entouré de ses enfants. Les déportés étaient réduits, dans l’univers concentrationnaire, à vivre comme des « animaux asservis », comme le dit Primo Levi. Mais les bourreaux, qui mangeaient bien, n’étaient pas humiliés, et menaient les hommes comme des bêtes, à l’abattoir. Eux, n’étaient pas des bêtes, semble-t-il ; c’étaient des hommes.

 

    « Des fous », dira-t-on alors, dans une parade commode ! À défaut de désigner un trouble mental précis dont le commun des mortels ignore tout, la « folie » est, en fait, invoquée comme l’ultime défense qui nous permet de penser l’inhumain comme quelque chose d’étranger à l’homme. C’est d’ailleurs cette même défense qui nous fait tenir le monde étrange de la folie dont on a peur, derrière de hauts murs, au sens propre comme au sens figuré : les hauts murs de notre prétendue normalité et les hauts murs de l’asile, désormais reconverti en hôpital psychiatrique.

 

   Plutôt que de penser l’inhumanité comme l’irruption soudaine d’une nature sauvage et animale dans le monde de la culture, il nous faut la penser comme évènement historique et politique. Peut-être y avait-il des sadiques et des psychopathes parmi les SS ; mais « ils étaient rares », dit Primo Levi :

   « Je ne veux pas dire qu’ils étaient faits d’une substance humaine perverse, différente de la nôtre… : ils avaient simplement été soumis, pendant des années à une école dont la morale courante avait été inversée. »

Les Naufragés et les Rescapés.

 

   Selon lui, nous n’avons pas affaire, avec le génocide, à « une manifestation de folie collective », mais « au déroulement d’un plan inhumain ». L’inhumain procède de la culture même et de la rationalité dévoyée. Jankélévitch remarque également que :

    « L’extermination a été doctrinalement fondée, philosophiquement expliquée, méthodiquement préparée par les doctrinaires les plus pédants qui aient jamais existé ».

L’imprescriptible.

 

   Finkielkraut commente ces lignes en disant que : « Les nazis, en effet, n’étaient pas des brutes, mais des théoriciens ». Leurs actions semblent inhumaines, d’avoir été commises en dehors de tout instinct naturel d’agressivité, mais aussi hors de toute pitié instinctive … bref hors de toute impulsion susceptible de provenir de la nature.

   « Cette entreprise criminelle contre la condition humaine n’a pas surgi du fond des âges pour défaire convulsivement le patient travail de la civilisation. Dans ce déchaînement d’une cruauté sans limite, le progrès se trouvait impliqué sous sa forme aussi bien technique (sophistication de la machine de mort) que morale (domestication des pulsions, soumission à la « loi », à la puissance de l’idéologie, accompagnée d’un profond sens du devoir). »

La mémoire vaine.

 

   Bien sûr, on peut qualifier d’inhumains, des actes dont l’homme se rend ou s’est rendu coupable. Encore faut-il penser l’inhumain, non comme une impossibilité, comme une idée à laquelle on se refuse, mais comme une possibilité proprement humaine. Cette possibilité, à son tour, ne doit pas être comprise comme une régression toujours possible de la culture à un stade primitif et animal, mais comme le terme d’une certaine logique politique.

 

   Alors, l’inhumain cesse de passer pour ce qui est radicalement étranger à l’homme : la bestialité. Il entretien, au contraire une étrange intimité avec la condition culturelle de l’homme et avec son histoire. L’inhumain nous force finalement à reconsidérer la conception de l’histoire humaine comme progrès ; nous ne pouvons pas, en effet « enregistrer les camps de la mort comme des accidents du travail dans l’avancée victorieuse de la civilisation », ainsi que le disait le philosophe allemand Theodor W. Adorno (1903-1969).

 

 

Sujet de réflexion : en quatre pages, environ, dissertez sur la question suivante : 

 

" Peut-on voir dans les crimes commis par les nazis, des actes commis sous l'emprise de la folie ou encore des actes résultant de l'expression d'un instinct meurtrier à grande échelle ?"

 

   Devoir-maison à rendre soit en ligne, si vous le souhaitez, soit le lundi 03 mai, jour de rentrée en présentiel.



25/04/2021
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