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Leçon 8 : Lecture du cas de Victor de l'Aveyron (TD) cliquez sur le lien !)

 

Voici le document, enfin complet !

 

Le cas Victor de l’Aveyron

 

Statue de victor.jpg

 

Statue de Victor à rodez

 

   En 1797, dans le Tarn, très exactement dans les bois de Lacaune, on voit, jouissant d'une liberté insolite, un enfant nu qui fuit tout témoin. Capturé une pre­mière fois au lieu-dit La Bassine, il réussit à s'en­fuir et à errer quinze mois. A la mi-juillet 1798, des chasseurs, l'apercevant sur un arbre, de nouveau s'en emparent et le confient à une veuve, garde béné­vole du plus proche village. Prisonnier une semaine, il réussit à s'échapper encore et à hiverner de longs mois en forêt comme en témoigne le rapport de Guiraud, commissaire du gouvernement. Le 9 janvier 1800, à sept heures du matin, il s'égare et se laisse reprendre à 800 mètres du village dans le jardin d'un certain Vidal, teinturier du territoire de Saint-Sernin-sur­Rance en Aveyron. Placé le 10 janvier à l'asile de Saint-Affrique, et le 4 février à Rodez, il est l'objet d'une première obser­vation, et d'une première dissertation, celle du natu­raliste Bonnaterre qui signale sa taille : un mètre trente-six, son « genu valgum » droit, son murmure quand il mange, ses colères subites, sa dilection pour les flammes, son sommeil réglé sur le lever et le coucher du soleil, ses efforts pour retrouver sa li­berté, son absence enfin de conscience de toute image spéculaire - il regarde, derrière le miroir, le person­nage qu'il suppose caché. Les journaux s'emparent du fait divers. Un ministre s'y intéresse : sur son ordre on conduit l'enfant à Paris, à fin d'étude. Le plus célèbre psychiatre de l'époque, Pinel, fait un rapport sur le sauvage et voit en lui non l'individu privé de pouvoirs intellectuels par son existence excentrique mais un idiot essentiel parfaitement identique en son fonds à tous ceux qu'il a connus à Bicêtre. Itard, tout nouvellement médecin-chef de l'Institution des sourds-muets, rue Saint-Jacques, grand lecteur de Locke et de Con­dillac, convaincu que l'homme n'est pas « né mais  construit », se permet d'être d'une opinion con­traire. Il constate l'idiotie mais il se réserve le droit d'y voir non point un fait de déficience biologique mais un fait d'insuffisance, culturelle. Il espère - sans tenir compte d'un devenir irréversible - éveiller tout à fait l'esprit de l'enfant et confondre ainsi ses contradicteurs. On lui offre la possibilité d'administrer des preuves en remettant le « sauvage entre ses mains ».

 

   A son arrivée à Paris et rue Saint-Jacques, l'en­fant de l'Aveyron, le visage dévoré de mouvements nerveux, écrasant ses yeux de ses poings, les mâ­choires serrées, dansant sur place, et souvent convulsionnaire, cherche continuellement à s'en­fuir. Passant de l'effervescence gestuelle à la plus totale prostration, excité par la neige où il se vau­tre, il est calmé - nouveau Narcisse - par la vue de l'eau tranquille du bassin au bord duquel volontiers il rêve, ou encore par la lune brillante que, figé, il admire le soir. Incapable d'imiter, les jeux des enfants le laissant indifférent, il voue bientôt à l'autodafé les quelques quilles qu'on lui a offertes. Son seul travail - appris à Rodez ou dans la vie sylvestre - se réduit à écosser quelques gousses de haricots.

 

   Alors même qu'il est à l'âge de la puberté son médecin s'étonne de sa stérile agitation, et de son absence d'appétit sélectif à l'égard des personnes du sexe. Il s'étonne de bien d'autres traits encore : l'analgésie cutanée car il saisit souvent de la main, des tisons en dépit de sa  peau très fine ; l'insensi­bilité au tabac même logé dans la narine ; l'indif­férence à l'égard des coups de pistolet tirés à blanc dans son dos, alors qu'il sait se retourner quand on brise une noix ; la répugnance à coucher dans un lit ; l'impassibilité sous les froides averses ; l'imperturbabilité dans la puanteur, les miasmes, les remu­gles; l'aversion - chez ce végétarien qui se nourrit de glands, de tubercules et de châtaignes crues - pour les sucreries, les épices, les alcools et le vin; le mépris, en somme, à l'égard de tous les signes de civilisation qui s'allie chez lui à un élan vers la réalité brute, vers l'eau pure dont il fait ses délices, et vers l'orage noir qui l'annonce dans l'air.

 

   L'attention, dispersée, vacillante, anxieuse, pro­mène le regard sur tout et rien. La vue ne fait pas le départ entre un objet réel et un objet pictural. L'ouïe se désintéresse de la voix humaine et des explosions comme des musiques - sinon du bruit d'épluchage des marrons. L'odorat se satisfait à humer ce qui se rencontre, branches et feuilles, pierres, terres et chairs. Plus misérable qu'un chimpanzé l'enfant ne sait pas ouvrir les portes, ni grimper sur des piédestaux pour accéder à une proie lointaine. Aussi démuni que l'animal pour le langage, sa gorge n'émet qu'un son unique et dépoli. Le visage de Victor, qui va de l'apathie morose au ricanement incongru - écorce purement physiologique du rire - est incontestablement celui de l'arriéré profond. Itard va s'attacher, au cours des années qui vont suivre, à provoquer en lui quelques métamorphoses.

 

   En deux mémoires, l'un de 1801, l'autre de 1806, le Dr Itard a raconté comment l'enfant, au bout d'un an, au bout de six ans, avait perdu ses allures sauvages. Ouvrons le rapport de 1801. Victor s'ha­bille désormais lui-même, évite de salir sa couche, met le couvert, tend son assiette pour être servi, va tirer de l'eau pour boire quand le cruchon est vide, éconduit les visiteurs désagréables en leur indi­quant la sortie, convie les curieux bonasses à le véhiculer dans un petit tombereau à main, apporte un peigne au médecin quand celui-ci a volontaire­ment embrouillé sa chevelure et installe au matin, le nécessaire de toilette de sa gouvernante. La sensibilité et l'affectivité s'enrichissent. Sous l'ef­fet des douches et des bains chauds, dit Itard, l'en­fant discrimine les températures et s'ouvre à l'idée du bien-être. Il n'apprécie désormais que les pom­mes de terre convenablement cuites. Les cavités nasales deviennent sensibles aux irritations en même temps qu'apparaît la première rhinite. Quel­ques joies simples se laissent déceler en, présence d'un filet d'eau tombant sur la main, d'un plat flottant sur un bassin, d'un rai de lumière qui, au plafond, danse. Le désir de s'enfuir renaît chaque fois au spectacle de la campagne, bien qu'il té­moigne de l'amitié pour sa garde, Mme Guérin, pour Lemeri, surveillant du jardin de l'Observa­toire, pour Itard, enfin - sauf lorsque celui-ci prolonge les « leçons », ce qui a pour conséquence de mettre Victor en fureur. Car les « intérêts intel­lectuels » du sauvage demeurent limités. L'at­tention volontaire pourtant se développe : l’œil suit le mouvement d'un objet rapidement déplacé et mis sous diverses caches. L'enfant pourtant de­meure indifférent d'abord à tous les sons que l'on prononce sauf à la voyelle O qui le fait se retourner, raison pourquoi Itard l'appellera VictOr. Peu à peu, il parvient à dire toutes les voyelles, sauf U, et trois consonnes, dont L, qui va servir à former le premier vocable : lait, que le jeune garçon arti­cule en présence de l'aliment mais d'abord comme on jette un cri devant une chose, non pour la réclamer en fait. Le médecin se décide à lutter pour le langage de son élève. Il construit de nom­breux lotos, où Victor pourra placer, sur les cases correspondantes, divers objets d'usage, diverses fi­gures géométriques amovibles - quelles qu'en soient les couleurs - la totalité des lettres de l'al­phabet, enfin. De ces lettres, le pédagogue patient - et au moins ici traditionaliste - passe aux mots, à ce lait, en premier, lieu, que Victor prononce quelquefois, et qu'il apprend non seulement à iden­tifier en signe graphique, mais encore à employer en le montrant écrit sur un carton afin d'obtenir le précieux breuvage.

 

   Le second .rapport d'Itard, en 1806, fait état de progrès nouveaux. Six ans ont passé. L'activité de Victor reste limitée. Un éclair imaginatif lui fait constituer un jour un porte-crayon avec une petite broche creuse ramassée dans les cuisines : ce sera sa grande invention. La plupart du temps, il s'oc­cupe aux travaux ennuyeux et faciles, découpant, par exemple, du bois à la scie et marquant un vif plaisir lorsque le billot se scinde et tombe sur la dalle de la cour. Il prend plaisir, du reste, à se rendre utile, à mettre, notamment, méticuleuse­ment le couvert, et ce souci de bien faire est à l'origine, le jour de la mort de l'époux Guérin, d'un épisode émouvant dans l'histoire de sa vie. Ayant placé par habitude l'assiette du défunt et provoqué les sanglots de sa gouvernante, Victor visiblement peiné, confus, répare son erreur et ne la commettra jamais plus. Itard a raconté la longue aventure pittoresque de cette socialisation de Vic­tor et les profondes modifications de ses attitudes émotionnelles. Certes, l'enfant, trois ans après son hébergement rue Saint-Jacques, conserve ses désirs de vagabondage et sa manie de se jucher dans les arbres : à une réunion de Clichy-la-Garenne – où se trouvait Mme de Staël et quelques hauts per­sonnages - il offre le spectacle de ses talents de grimpeur. Quand le médecin l'emmène dîner en ville, celui-ci a de la peine à l'empêcher de courir et, pour sa tranquillité, prévoit toujours un fiacre. Chaque fois qu'on le prive de promenade, il souffre cruellement et tente de quitter l'Institution. Il y parvient de temps en temps et gagne au sud la «barrière de Denfert », ou, au nord, les bois de Senlis, mais il en éprouve ensuite du remords. Re­voyant Mme Guérin, après une fugue et deux se­maines d'emprisonnement, il s'évanouit dans la honte et la joie mêlées. Soucieux de satisfaire ceux qui l'entourent il est également soucieux de com­prendre et de savoir : il rit quand Itard le félicite, geint quand il le réprimande - plus touché par la sanction morale que par la sanction physique, sou­mis, contrit, quand le châtiment lui paraît fondé, révolté, au contraire, quand il subit, dans des «expériences pour voir », des dommages arbi­traires.

 

   Non moins étonnant est l'éveil des fonctions in­tellectuelles du sauvage sous l'effet de la pédagogie itardienne. Il faut dire que le grand pédagogue en dépit de sa bonté n'hésite pas parfois à recourir à quelques procédés coercitifs. Ayant remarqué qu'une fois, Victor, se penchant au-dessus d'un parapet, fut pris d'une grande frayeur, il prend un jour son élève récalcitrant à bras-le-corps et, d'une fenêtre du 4° étage, le suspend au-dessus du vide. Deux minutes plus tard l'enfant, blême, range son matériel d'études et, pour la première fois, laisse couler des larmes. Condillacien, Itard tient toujours pour essentielle l'éducation des sens. Victor apprend à distinguer du bout des doigts, au fond d'un sac, marrons froids et marrons chauds, châtaignes et glands, noix et cailloux, voire, entre elles, des lettres découpées. De même, il est conduit à dif­férencier le son de la cloche et celui du tambour, le bruit d'une baguette sur du bois ou du fer, enfin, les unes par rapport aux autres, des lettres prononcées. Victor, depuis la fin de la première année, lit quel­ques graphies et les emploie pour se faire servir. Itard l'incite à d'autres efforts. En désignant les mots sur un tableau, en faisant suivre leur contour de l'index, en contraignant à l'épellation, le mé­decin obtient de son élève des reconnaissances con­venables, puis plaçant les représentations écrites contre les objets correspondants et supprimant su­bitement ceux-ci, invite l'enfant à les chercher et à les produire. Longtemps, la conscience de Victor s'affole dans l'irritant problème de la compréhen­sion et de l'extension des concepts. Le mot « livre », pour lui, ne désigne d'abord que le livre de chevet de son maître, c'est-à-dire un seul objet concret. Quelque temps plus tard - comme les très jeunes enfants -il commet l'erreur inverse, donnant à n'importe quoi de semblable - à un journal, à un cahier, à un registre - le même nom. De longs exercices le conduisent à un relatif équilibre et à l'emploi juste des mots à travers le conflit des ressemblances et des différences. Itard veille à ce que Victor apprenne à manipuler par étiquettes non seulement les termes désignant les êtres, mais ceux indiquant les rapports -dans l'ordre par exemple des quantités - et ceux, encore, incarnant les actions - la méthode pédagogique consistant, dès lors, essentiellement, à faire agir l'enfant lui-même. Celui-ci demeure muet mais il sait, peu à peu, écrire. Le médecin l'invite à imiter des gestes sim­ples, à faire courir une baguette sur des arabesques, puis un crayon sur les méandres des mots. Au bout de quelques mois Victor perd le statut de l'idiot il sait saisir le sens des mots, les reproduire sans exemple et indiquer par l'écriture l'essentiel de ses désirs et de ses vœux.

 

   Le 3 mai 1806, une lettre du ministère de l'Inté­rieur adressée à l'Administration des sourds-muets, fait savoir que la somme allouée « à la Dame Gué­rin » 150 francs par an - pour ses « peines et soins » à l'égard du Sauvage de l'Aveyron conti­nuera d'être versée. Itard, alors que Victor atteint les dix-huit ans, confie en effet la garde du « jeune homme » à celle qui s'occupe de lui depuis son arrivée à Paris. Il vivra désormais dans une dé­pendance de l'Institution, 4, impasse des Feuillan­tines, et y mourra quadragénaire en 1828. Nous ne rouvrirons pas, à propos de Victor, le procès des enfants sauvages. Nous avons dit plus haut ce qu'il faut en penser. Nous nous contenterons, pour l'his­toire, de rappeler l'opposition qu'Itard rencontra de la part de ceux qui partageaient les préjugés d'une époque où régnait la pensée essentialiste, de la part de ceux qui exprimaient les conceptions d'un temps où, par rapport aux actuelles sciences de l'homme, la « sagesse » psychologique jouait le rôle de l'al­chimie en regard des actuelles sciences de la nature. Au XIX° siècle l'idée régnait qu'un petit d'homme naît naturellement armé pour la vie sauf dans les cas étiquetés de détérioration biologique. Considérant les faibles forces mentales du Sauvage de l'Aveyron et les limites de ses progrès Bousquet crut pouvoir triompher : « si réellement, disait-il, ne lui a manqué que la puissance de l'exemple pour rompre des liens qui tenaient sa raison enchaînée, il est clair que rien ne pouvait l'empêcher de pren­dre son essor quand il a respiré l'air de la civili­sation ». Rien, en vérité, sauf l'impossibilité d'avoir six ans une nouvelle fois, de guérir par miracle de la sclérose intellectuelle et d’effacer le long, le dou­loureux traumatisme dû à l'isolement prolongé. Bousquet parlait comme si le passé ne comptait pas, comme si les archéopsychismes ne jouaient aucun rôle dans la vie adolescente et adulte, comme si le rachitisme mental pouvait disparaître sous le magique effet d'une parole ou d'un regard. Esquirol, contemporain d'Itard, comme Bous­quet, usait des mêmes paralogismes et voyait dans l'enfant de l'Aveyron un « idiot fugitif ou aban­donné par des parents dénaturés . Avec raison, un certain Bourneville signale comme un obstacle à l'éducation :  « les an­ciennes habitudes de liberté des champs, d'où a la nécessité de lutter non seulement contre les lésions cérébrales qui [auraient pu occasionner] l'arrêt de développement des facultés, mais aussi contre les habitudes contractées dans la vie sauvage ». Le seul ennui, en cet aveu, c'est qu'il maintient, côte à côte, l'hypothèse de l'arriération innée et celle de l'arriération acquise. Or, s'il est vrai que Victor a erré, pendant quelques années au moins, dans les forêts montueuses du Languedoc et du Rouergue, le déficit cérébral allégué n'est en revanche attesté par aucun rapport d'autopsie. La supposition d'une origine organique à l'oligophrénie de l'enfant res­semble ici à beaucoup d'autres suppositions-re­fuges. Personne n'en peut, de front, démontrer l'inanité mais nous n'avons aucun motif d'y croire et tout, au contraire, contre elle, plaide éloquem­ment.

 

   Après six années d'observa­tions et d'expériences, Itard restera fidèle à la doctrine de son, premier rapport où, dans son beau style, il rappelait que, « jeté sur ce globe, sans forces physiques et sans idées innées... dans la horde sauvage la plus vagabonde comme dans la nation d'Europe la plus civilisée, l'homme n'est que ce qu'on le fait être » ou, du moins, trouve-t-il « dans la plus belle prérogative de son espèce, la suscepti­bilité de développer son entendement » par la magie des relations de soi-même aux autres, par celle des exemples et des leçons que l'entourage humain peut, seul, lui offrir. La vérité que proclame en définitive tout ceci c'est que l'homme en tant qu'homme, avant l'éducation, n'est qu'une simple éventualité, c'est-à-dire moins, même, qu'une es­pérance.

 

Clip autour de Victor de l'Aveyron :

                                                    Extrait de l'enfant sauvage de François Truffaut 

 



04/05/2021
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