Leçon 9 : L'art et la vérité. (Cliquez sur le lien !)
III-2-4/ l’art et la vérité : « L’art est la mise en œuvre de la vérité », Heidegger.
III-2-4-1/ Problématisation.
[III-2-4-2/ La problématique de la vérité en art, à travers l’Esthétique de Hegel.]
III-2-4-1/ Problématisation.
« L’art est la mise en œuvre de la vérité » dit Heidegger dans sa conférence intitulée : « L’Origine de l’œuvre d’art » donnée en 1935. Il rajoute : « Ici se cache une ambiguïté essentielle ». Quelle est, en effet, la « vérité » que le tableau de Van Gogh nous a apprise ? « L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers » poursuit-il, mais qu’est-ce que cela signifie ?
Picasso, encore : « La vérité ? Quelle vérité ? »
« L’art est à l’homme ce que la Nature est à Dieu » : cette formule de Victor Hugo est plus riche de résonnances que les précédentes, malgré la sobriété de l’analogie.
Dieu, « las de son pur spectacle », s’est résolu à créer une Nature qui ne le satisfait pas encore parfaitement, puisque la création se poursuit, se « continue » … Les imperfections, les lacunes de cette Nature, nul ne les voit mieux que l’homme, qui doit les supporter quotidiennement. Seuls quelques rêveurs sentimentaux sont devant cette Nature comme des voyeurs en extase ou comme des mystiques contemplatifs, mais ce ne sont pas des artistes, car leur jouissance est toute personnelle.
« Dieu contempla ce qu’il avait fait, dit la bible, et Il vit que cela était bon ». Tout grand artiste s’inscrit en faux contre cette divine satisfaction, - et c’est ce que Pascal avait sans doute compris. L’art comme « divertissement » permet d’esquiver, même d’une manière sans doute vaine, l’effroi causé par la mort. Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas conçus immortels ? C’est alors à l’artiste qu’il appartient d’essayer autant qu’il le peut, et à sa façon, de nous donner les clefs d’une certaine forme d’immortalité, en nous invitant notamment, à devenir nous-mêmes artistes, ne serait-ce déjà qu’à devenir l’ « artiste de notre propre vie », dirait Nietzsche.
L’œuvre d’art est donc le produit d’un jugement critique et d’une insatisfaction active à l’égard du monde tel qu’il est, et à l’égard de cette Nature que, pourtant, les artistes se sont si souvent donné comme modèle, - modèle de puissance productrice – et à laquelle ils n’empruntent, à vrai dire que des éléments, dont ils cherchent à créer une nouvelle synthèse. Le plus beau modèle du monde n’est que chair périssable au regard d’une œuvre qui se veut impérissable.
Généralement considéré comme « réaliste », le sculpteur Maillol (la plupart de ses œuvres sont exposées au Musée d’Orsay, sur les rives de la Seine, à Paris) qui n’a pratiquement sculpté, sa vie durant, que des femmes nues, confiait au photographe Brassaï : « Pour L’Ile de France (l’une de ses œuvres les plus célèbres), j’avais une jeune fille merveilleuse, de petits seins durs placés très hauts. Je n’ai pris que son torse… Le reste, tête, bras et jambes, je les ai inventés librement. » Et le sculpteur ajoutait : « Aucune femme ne m’a servi entièrement pour aucune de mes sculptures ». Brassaï, Les artistes de ma vie, 1982.
La Nature présente ainsi à l’artiste des fragments, des ébauches, des allusions, des esquisses - à terminer ! -, à achever, à parfaire. Et surtout, de l’accidentel, du fortuit, du provisoire - à changer en définitif.
Ainsi, en peignant le portrait de la belle « Marquise de la Solana », Goya a simplement voulu ajouter à son modèle l’ « immortalité ».
L’artiste, artisan de l’inutile, démiurge d’un autre monde, d’univers à géométrie variable, se propose de faire du nécessaire [au sens de la « nécessité » logique : « ce qui ne peut pas ne pas être, laquelle s’oppose à la « contingence » : « ce qui peut être ou n’être pas »] à partir du contingent : projet blasphématoire, « mégalomaniaque » en tout cas, s’il en est, qui suppose que Qui que ce soit qui ait créé ce monde, il reste beaucoup à faire.
À la fin de sa vie, Van Gogh qui reconnaissait en la personne du Christ, l’artiste suprême, « plus grand que tous les artistes, dédaignant le marbre et l’argile et la couleur, travaillant en chair vivante », parlait en revanche de Dieu, son Père, comme d’un artisan dont la « Création » était « une étude manquée ».
Et le défi humain lancé à la Nature est d’autant plus hautain que l’artiste sera plus économe de ses moyens, en face d’une puissance créatrice « qui a besoin, dit Paul Valéry, d’un matériel littéralement infini »…
« De maximis et minimis », produire les plus grands effets avec les plus petits moyens [c’est une règle mathématique : le meilleur axiome est celui dont l’évidence la plus pure porte un lui le plus grand nombre de démonstrations possibles] … telle pourrait être la ligne de conduite de l’artiste : rechercher le meilleur rapport possible entre le travail visible et le résultat acquis. Il lui arrive de dissimuler sa peine, et de taire tout le travail préparatoire pour n’être pas confondu avec l’artisan, l’ouvrier … Cependant, il goûte, en s’affrontant au matériau qui lui résiste, le vrai plaisir du démiurge, du créateur.
La matière hostile est, pour le génie créateur, le négatif dont il tire des effets positifs, comme le vent de face avec lequel le navigateur solitaire « louvoie » en tirant des bordées pour avancer.
Invité avec Dora Maar chez Mme X…, dans une superbe villa ? Picasso d’une chambre aux murs blancs impeccables. Malencontreusement, en rédigeant son courrier, il fait une tache avec son stylo : essayant d’abord de la faire disparaître, il l’aggrave. Picasso se met alors au travail … Et le lendemain, son hôtesse s’écrie en entrant : « Quelle folie ! Jamais je n’aurais osé vous demander une chose pareille ! » La chambre était entièrement décorée à l’encre Waterman. « J’aurais aimé décorer également le plafond, dit Picasso, mais je n’ai plus d’encre et il n’y en a plus dans les environs. »
Comme l’air pour le vol de la colombe légère, dans l’exemple de Kant : « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide. », la matière est pour l’œuvre de l’artiste à la fois un obstacle et un moyen.
III-2-4-2/ La problématique de la vérité en art, à travers l’Esthétique de Hegel.
« La plus haute destination de l’Art est celle qui lui est commune avec la Religion et la Philosophie. Comme celles-ci, il est un mode d’expression de l’Absolu,, des besoins et des exigences les élevées de l’esprit. Nous l’avons déjà dit plus haut : les peuples ont déposé dans l’Art leurs idées les plus hautes, et il constitue souvent pour nous le seul moyen de comprendre la religion d’un peuple. Mais il diffère de la Religion et de la Philosophie par le fait qu’il possède le pouvoir de donner de ces idées élevées, une représentation sensible qui nous les rend accessibles. »
L’art est d’abord symbolique (Chine, Inde, Perse, Egypte) : les figurations religieuses, premières ébauches d’œuvres d’art, auront d’abord des dimensions colossales ou des attributs fantastiques, qu’il s’agisse des architectures géantes de la Mésopotamie ou des statues aux Cent bras de l’Inde ou encore des pyramides d’Egypte.
L’art devient ensuite classique (Grèce antique) : la Grèce inaugure une nouvelle conception de l’homme fondée sur l’unité harmonieuse de l’individu et de la Cité dans laquelle il vit. La forme humaine devient alors le modèle et la référence dominants. Les Grecs cessent d’identifier le divin avec les puissances de la nature et lui confère une forme humaine. L’art le plus propre à la représentation anthropomorphique des dieux, c’est la sculpture, caractéristique du classicisme grec.
Enfin, l’art s’achève dans le romantisme (l’art d’Occident imprégné de Christianisme) : La décadence de l’art classique, ce déchirement du monde et de l’homme préparait une nouvelle forme d’art, une religion plus riche qui allaient créer de nouvelles dimensions de l’homme. L’harmonie rompue entre l’individu et le monde, l’homme a perdu son repos bienheureux, sa suffisance : il ne peut vivre dans ce monde déchiré sans s’engager lui-même dans les contradictions, les tourments et les luttes du monde fini. La peinture, la musique et la poésie exprimeront désormais les combats et les souffrances de l’esprit à l’image du Christ outragé, portant la Croix et mourant. »
G.W.F. Hegel, Esthétique ou philosophie de l’Art, 1835.
Analyse :
L’Esthétique de Hegel ne constitue pas une théorie indépendante de l’art, mais un moment dans le processus de révélation de l’Absolu, pourrait-on dire, pour faire court. Expliquons ! « Processus », parce que la pensée de Hegel est une pensée dynamique, « historiciste » [concevant les phénomènes non comme des entités stables, mais comme évoluant dans le temps, dans l’Histoire. Ex. : la « liberté » n’a jamais été donnée comme telle à l’homme. Elle est le résultat d’une conquête longue et progressive (historique) de l’homme sur la Nature et sur ses semblables, qui est d’ailleurs toujours à réaffirmer, tant cette liberté reste menacée de toutes parts (montée des intégrismes religieux, des tentations technocratiques des différents régimes politiques …)], une pensée dynamique, donc, obéissant à une nécessité dialectique : la réalité, la vérité, la liberté, l’Absolu ne sont pas donnés comme tels … ils adviennent, ils s’imposent progressivement par contradictions surmontées (les victoires scientifiques et technologiques sur la matière, les conflits et guerres instaurant des ordres nouveaux …). Et il appartient à l’homme de travailler à la révélation de la vérité, de travailler encore à la conquête de sa liberté.
Ici, dans ce texte, à travers cette thèse de G.W.F. Hegel, l’enjeu n’est autre que l’Absolu, envisagé comme la plus haute et la plus ancienne aspiration humaine. « Des Absolute Geist », concept hégélien, reformulant grosso modo les concepts antérieurs de « Cosmos » [Ordre et Beauté], de « Kalokagathon » [Union profonde de Beau, du Bien et du Vrai], de Dieu … L’homme, le sujet humain est ainsi fait, qu’il se suffit rarement à lui-même et qu’il lui faut se penser par rapport à ce qui le dépasse, le transcende infiniment : il est toujours en quête d’absolu du Beau, du Bien, du Vrai ; en quête d’éternité … Cela ne date pas d’aujourd’hui. L’homme est bel et bien un « animal métaphysique » (aspirant à ce qui est au-delà de la « physis », de la Nature) , voire un « animal religieux ».
L’originalité de Hegel, c’est d’envisager cette recherche de l’Absolu de manière processuelle (à la façon d’un processus réglé, qui se déroule dans le temps).
L’homme est d’abord maladroit : c’est de manière sensible, pour ne pas dire matérielle qu’il se représente primitivement l’Absolu. En témoigne l’art archaïque, symbolique, dit-il, i.e. l’art colossal de la statuaire ou de l’architecture égyptienne, par exemple. L’Absolu s’y fait écrasant, déshumanisé, insoucieux de la petitesse humaine qui fourmille à ses pieds.
Ex. : le « Sphinx de Gizeh. » (-2500 av.J.C.), 73,5 mètres de longueur et plus de 20 mètres de hauteur … la plus grande sculpture du monde, un corps imposant et massif de félin duquel émergent une poitrine et un visage. L’Absolu a un visage humain (de Pharaon, quand même ! Pas n’importe quel homme !) (entendons…, il est destiné à l’homme), mais, en même temps, il est inaccessible, colossal, écrasant. Combien d’ouvriers sont morts à la tâche, pour ériger cette statue, comme tant d’autres en Egypte ? Notons d’ailleurs que ces statues ne nous regardent pas … et que nous ne sommes que des fourmis grouillant à leurs pieds, quand on visite les sites archéologiques égyptiens.
Avec l’Art symbolique, l’Absolu s’y fait donc écrasant, insoucieux de la petitesse humaine qui fourmille à ses pieds.
À cette période archaïque, symbolique, répond ensuite le Classicisme Grec : le tout-Autre devient le même (l’homme se représente l’Absolu (notamment les dieux du Panthéon Grec) à son image, d’une manière anthropomorphique), l’Absolu se confond avec l’image du citoyen de la Cité, « Les dieux sont frappés de l’oubli comique de leur nature éternelle », dit Hegel. Ce n’est pas l’homme qui est à l’image du divin, c’est le divin qui se trouve réduit aux mensurations de l’homme.
L'"Apollon du Belvédère" :
Enfin, cette étrangeté première (dans l’Art Symbolique) et cette familiarité seconde (dans l’Art Classique … au sens de Hegel, qui n’adopte pas exactement nos catégories. Pour nous, le classicisme désigne le XVII° siècle, pour lui, il commence et trouve presque son apothéose dans l’art Grec) s’unissent dialectiquement dans l’Art Chrétien, l’Art Romantique (là encore, Hegel bouleverse cette catégorie du « romantisme », au XIX° siècle pour nous et à partir du Moyen-Âge pour lui). À l’image du Christ, homme-Dieu, l’art cultive l’intériorité : poésie, musique … notamment font vivre l’Absolu au cœur du sujet humain, l’Absolu intériorisé, dans l’esprit de Saint-Augustin qui, s’adressant, si l’on peut dire à Dieu disait : « Tu (Dieu) étais en moi et moi, j’étais hors de moi ! » Augustin fait ici allusion à ses erreurs de jeunesse.
La Bienheureuse Ludovica du Bernin :
Le "Christ en Croix" de Rubens :
Cependant, parce que l’art est la manifestation de l’Absolu dans l’élément sensible, il ne lui appartient pas d’exprimer pleinement le spirituel. Il doit se dépasser dans la religion, puis en philosophie (Thèse, antithèse, synthèse … La philosophie opérant cette synthèse entre l’art et la religion). En religion, donc, pour s’affranchir, se libérer du sensible, de la matière, et en philosophie pour se donner une forme pleinement rationnelle, i.e. pour être authentiquement adéquat à lui-même. Pour Hegel, à la différence de Saint-Augustin ou de Pascal, par exemple, le « rationnel » est au-delà du « spirituel ». Le plein aboutissement de l’Absolu - on voit pourquoi, alors, il ne se confond pas avec un Dieu de dévotion et de prière - n’est pas d’ordre spirituel (encore subjectif, d’une certaine façon), mais d’ordre rationnel (pleinement objectif).
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