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Leçon 9 : Lecture du cas d'Amala et Kamala, enfants louves (TD) cliquez sur le lien !)

Le cas d’Amala et Kamala

 

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   Le 9 octobre 1920, le Révérend Singh, en voyage d'évangélisation, apprend, par des paysans du village de Godamuri, l'existence, en forêt, d' « hommes fantastiques ». Conduit sur les lieux, Singh, dissi­mulé au crépuscule, voit surgir d'un repaire trois loups adultes, deux louveteaux, et deux « monstres » au visage perdu dans une sorte de crinière emmêlée, marchant à quatre pattes. Le second enfant sau­vage paraît beaucoup plus petit que le premier. Tous deux, en sortant de l'antre, se sont comportés exac­tement comme des loups : risquant la tête au-dehors, regardant de côté et d'autre, se décidant enfin à bondir. Un accompagnateur veut tirer, Singh s'y op­pose et, devant l'effroi de la plupart des guides, va recruter, à sept miles, quelques volontaires moins prévenus. De retour sur les lieux, le 17 octobre, avec une petite troupe, Singh voit deux des vieux loups s'enfuir. Le dernier, une femelle, défend l'entrée de la tanière et tombe criblé de flèches. Au fond de l'excavation, se tiennent, blottis les uns contre les autres, deux jeunes loups et deux jeunes enfants. Ceux-là, arrondis en une position de défense, ceux-ci plus menaçants et plus agressifs. Capturés, les deux Mowgli sont confiés à des villageois pour une semaine. Singh parti, les aborigènes, pris de panique, s'enfuient. Lorsqu'il revient, le Révérend trouve les fillettes abandonnées, amaigries, à demi mortes de faim et de soif, dans l'enclos où on les avait par­quées. Forcées de boire du lait, soignées quelques jours, elles sont emmenées dans une charrette tirée par un bœuf vers l'orphelinat de Midnapore que Singh dirige et où il revient le 4 novembre 1920.

 

   On appellera, désormais, Amala la moins âgée, Kamala la plus âgée - fillette aux épaules larges, aux longs bras et à la colonne vertébrale droite. L'une et l'autre ont d'épaisses callosités à la paume des mains, aux coudes, aux genoux, à la plante des pieds. Elles laissent pendre leur langue à travers des lèvres vermillon, épaisses et ourlées, imitent le ha­lètement et ouvrent, parfois, démesurément, les mâ­choires. Toutes deux manifestent une photophobie (allergie à la lumière du jour) et une nyctalopie (acuité visuelle nocturne développée) accusées, passant tout le jour à se tapir dans l'ombre ou à rester immobiles face à un mur, sortant de leur prostration la nuit, hurlant à de nombreuses reprises, gémissant toujours dans le dé­sir de s'évader. Amala - un an et demi - Kamala - huit ans et demi - dorment très peu : quatre heures sur vingt-quatre, et ont deux modes de loco­motion : sur les coudes et les rotules pour les petits déplacements lents, sur les mains et les pieds pour aller loin et pour courir - du reste avec rapidité. Les liquides sont lapés et la nourriture est prise, le visage penché, en position accroupie. Le goût exclu­sif pour les aliments carnés conduisent les fillettes aux seules activités dont elles sont capables : donner la chasse aux poulets et déterrer les charognes ou les entrailles. Insociables, grondeuses, attentives un peu aux chiots et aux chatons, indifférentes à l'égard des enfants, agressives surtout envers Mrs Singh, arc-boutées dans une attitude de qui-vive quand on les approche, elles expriment leur hostilité et leur vi­gilance par un mouvement rapide de la tête, d'avant en arrière.

 

   Amala mourra le 21 septembre 1921 d'une né­phrite et d'un œdème généralisé, au terme de trois semaines de souffrances et Kamala succombera, curieusement, au même mal, le 14 novembre 1929. Le Révérend Singh et le Dr Sarbadhicari ont raconté le cheminement psychologique de Kamala tout au long des huit années qu'elle a passé dans l'orphelinat de Midnapore. Ouvrons le journal, de Singh : progressivement, mais très lentement, la motricité de l'enfant s'est humanisée. Après dix mois de séjour, Kamala tend la main pour solliciter un aliment ; après seize mois, en février 1922, elle se dresse sur les genoux ; en mars, elle avance de cette manière ; en mai, elle se tient sur ses pieds, appuyée contre un banc ; un an plus tard, à l'été, la voici, pour la première fois, debout, par ses propres forces ; en 1926, au mois de janvier, elle marche, et, durant les deux dernières années de sa vie - bien que le style, dans la course, demeure lupin - elle démontre que la « locomotion bi patellaire » initiale n'était due qu'à une absence d'apprentissage normal. Le comporte­ment de Kamala, d'année en année, s'est assoupli et diversifié. Des gestes de pure ivresse motrice comme ceux qui consistaient à tirer, pendant des heures, sur le cordon d'un pankah cèdent place à des actes intégrés à la vie sociale : la saisie et la manipulation d'un verre pour boire, la chasse aux corbeaux qui dévorent les grains de la basse-cour, les habitudes de toilette et de bain en présence des Singh, la sur­veillance des nourrissons de l'orphelinat - Kamala signale ceux qui pleurent, ceux qui ont quelques ennuis -, le ramassage des œufs au poulailler et l'effectuation de nombreuses commissions simples.

 

   Simultanément, le caractère de Kamala se trouve changé. D'abord la mort d'Amala paraît la jeter dans la voie de la régression : elle verse pour la pre­mière fois un pleur, pendant deux jours refuse toute boisson et toute nourriture, pendant six jours reste tapie dans un coin, pendant dix jours, ensuite, cher­che visiblement sa compagne, quêtant la moindre odeur que celle-ci aurait laissée. Au troisième trimes­tre de sa « scolarité » à l'orphelinat, elle devient plus confiante, accepte un biscuit que lui tend Mrs Singh, et s'approche de celle-ci lorsqu'elle distribue du lait. A l'imitation involontaire d'Itard (médecin qui s’est occupé de Victor de l’Aveyron), la femme du Révérend pratique des mas­sages destinés à assouplir la musculature et les articulations de l'enfant. Un jour de novembre 1921, Kamala prend la main de sa protectrice et sol­licite la friction. Le même mois, s'approchant de deux chevreaux, elle s'assied auprès d'eux, les serre contre elle, et, de manière incompréhensible, leur parle. Il y a trois ans qu'elle est recueillie lorsqu'elle commence de prendre peur de l'obscurité, lorsqu'elle tente de se rapprocher, la nuit, des autres, lors­qu'elle regrette tout éloignement de Mrs Singh en l'absence de qui elle erre dans le jardin, lamentable, et dont elle salue le retour en bondissant de joie et en se précipitant à sa rencontre. La sensibilité gustative s'est affinée en cinq ans comme l'affecti­vité générale. Kamala apprécie le sel, et, en 1926, tandis qu'elle refuse la charogne, elle se met à éviter les chiens et à pleurer quand les autres enfants vont au marché sans elle, s'impatiente au jeu lorsqu'elle doit attendre trop longtemps son tour d'escarpo­lette, se montre sensible aux compliments, mani­feste de la fierté et de la pudeur en s'opposant à quitter le dortoir lorsqu'on ne lui donne pas sa robe.

 

   L'intelligence de Kamala s'est également dégagée lentement de ses brumes. Elle a d'abord possédé deux mots, « ma » pour « maman »  à propos de Mrs Singh, et - « bhoo » - pour exprimer la faim ou la soif. En 1923, elle dit oui ou non par signe de tête - et oui (« hoo ») oralement. En 1924, elle nomme et réclame le riz (« bha ») et, pour la première fois, fait un acte volontariste en disant : « je veux » (« am jab »). En 1926, Kamala, qui reconnaît ses objets personnels - son assiette, son verre - a un embryon de conversation et trois dizaines de vocables. Elle comprend très bien les instructions verbales. Quand les termes lui font défaut, elle recourt à des signes.. Avec son vocabulaire de cin­quante mots, en novembre 1929, au terme de sa vie, elle parvient à parler d'abondance en s'adressant aux médecins qui la soignent et dont elle connaît très bien, du reste, les noms.

   On peut dire, vrai­ment, avec Paul Sivadon, que rien ne montrait qu'elle fût une idiote innée, que son niveau mental, à huit ans, au contraire, comparé à celui dont elle témoigna plus tard, manifeste, dans l'évidence, qu'elle n'a dû sa triste condition qu'à la défaillance ou à l'absence, en son premier âge, d'une famille. Sivadon, évoquant « l'histoire de Kamala » rap­pelait « que l'on ne peut dissocier les problèmes organiques des problèmes psychologiques ». Il con­cluait : « L'homme se distingue de l'animal par le fait qu'il naît prématuré(#) Sa personnalité s'élabore, après la naissance, dans une série de matrices cul­turelles qui sont aussi importantes pour son dévelop­pement que la matrice maternelle. Ce sont les relations émotionnelles qu'il entretient au cours des deux premières années avec sa mère qui condition­nent toute sa vie affective. C'est l'apprentissage du langage en temps voulu qui conditionne toute sa vie intellectuelle. Ceci pour dire qu'un enfant, normal à la naissance, peut devenir pratiquement idiot si les conditions de son éducation sont défa­vorables. Cette notion est essentielle : la person­nalité se développe dans la mesure où le milieu, par sa valeur éducative, offre à l'enfant les apports culturels convenables au moment opportun. » Si­vadon, psychiatre, rejoint Merleau-Ponty, psycho­logue et philosophe de l'existence.

 

 

 

   (#)Voir sur cette question la conférence de P. Sloterdijk, La domestication de l’être qui propose une véritable théorie de l’anthropogenèse.

 

 

   L’une des thèses défendues par Sloterdijk me semble être la suivante : l’une des caractéristique fondamentale de l’humanité est que l’homme naît prématuré (c’est le « théorème de la néoténie ») et qu’il ne devient adulte que très tardivement (le cerveau évolue pendant une très longue période – sa formation et sa structuration se déroule en milieu extra-utérin – ce qui signifie, remarquons-le au passage, que le développement du cerveau est lié aux relations intersubjectives – et en particulier au langage, donc à la culture, ce qui signifie encore que c’est une erreur, y compris du point de vue scientifique, de couper la nature de la culture). La période d’infantilité est bien plus longue que dans les autres espèces.

   Mais pour que l’homme puisse naître prématuré, il faut que le « milieu » dans lequel il naît ne soit pas un milieu hostile – comme peut l’être le milieu naturel, il faut que le « milieu » ressemble à l’utérus : « la serre (= le « milieu aménagé par le groupe ») de groupe stabilisée est indiscutablement en mesure de remplir sur une longue durée les fonctions d’utérus externe, et ce bien au-delà de la période de la symbiose mère / enfant ». Or c’est parce qu’il est un animal technique que l’homme peut transformer son milieu, aménager l’espace pour le rendre « habitable ».

   On comprend alors pourquoi la technique joue un si grand rôle dans l’histoire de l’homme : « Perçu dans la perspective de la théorie de l’évolution, la technique de distanciation du monde utilisée par les pré-hominiens, et surtout par les hommes des premiers temps, a toujours été une technique génétique indirecte – une technique de création de son propre habitat, avec pour effet secondaire le devenir humain » (p.36).

   En résumé : si l’homme est ce qu’il est devenu c’est qu’il est un animal prématuré - et la technique est la condition de la « survie » de l’enfant prématuré. La technique a donc joué un rôle décisif dans le cadre de l’anthropogenèse. Mais, au fond, que l’homme soit un animal technique, les grecs l’avaient déjà affirmé à travers le mythe de Prométhée.

   Voici ce qu’écrit Platon : « (…). Prométhée survient pour inspecter le travail (son frère Epiméthée et lui avaient été chargés par Zeus de pourvoir aux besoins des races mortelles que les dieux venaient de façonner en leur donnant les moyens d’assurer leur survie). Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. (…). Prométhée, devant cette difficulté, ne sachant quel moyen quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artiste d’Héphaïstos et d’Athéna, et en même temps le feu (…). Puis, cela fait, il en fit présent à l’homme. C’est ainsi que l’homme fut mis en possession des arts utiles à la vie (…) » (Protagoras, 320d-322a).

   On sait que Prométhée sera puni pour ce vol. C’est sans doute que les grecs avaient déjà conscience que la technique si elle fait la force de l’homme, le met aussi en danger.



10/05/2021
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