"Les Enfants sauvages" de Lucien Malson
Fiche de lecture
Les enfants sauvages, Mythe et réalité (1964), de Lucien Malson
De l’isolement à la réhabilitation, un grand pas pour ces enfants en situation de sauvagerie ou de séquestration.
Les enfants sauvages, mythe et réalité est un texte écrit en 1964 par Lucien Malson, professeur en psychologie sociale à Beaumont. Il a écrit ce livre, afin d’exposer au grand jour les différents cas d’« enfants sauvages » (les « homines feri » en latin) et de faire taire certains propos, tels que ceux d’Esquirol (« aliéniste » français, le père de la psychiatrie moderne), réduisant la carence de ces enfants à une « débilité innée ». Il s’agit ici d’éclaircir la notion d’enfant sauvage, qui dans ce livre qualifie tout autant un enfant séquestré qu’un enfant élevé par un animal (exemple des enfants loups). Cette notion définit des enfants qui ne sont pas en immersion totale avec les êtres humains et sont privés ainsi de tout contact social.
Ces enfants dans l’ombre, ont-ils été capables d’acquérir le langage ? Tout d’abord, Malson dénonce un concept psychologique en lien avec la notion d’hérédité. Selon lui, cette notion ne représente rien de concret. Il nous montre que l’hérédité dans une famille n’est qu’un ensemble d’habitudes que s’approprie chaque enfant, car il baigne dans ce milieu : « la chance héréditaire d’atteindre à la notoriété est vingt-quatre fois plus grande si un enfant a un père notoire (célèbre) ». En quelque sorte, ce n’est pas de l’hérédité, en elle-même dont on parle, comme on peut la concevoir biologiquement, mais plutôt d’un concept qui n’a pas lieu d’être, si on ne l’associe pas au milieu dans lequel grandit un enfant et dans lequel il vit. Malson pressent déjà la différence entre l’ « hérédité » (naturelle, biologique) et l’ « héritage » (psychologique et sociologique).
Comme l’a montré l’expérience de Skeels reprise par Malson, si l’on récupère les enfants d’une « mère débile », on peut les rendre « normaux », ce qui n’aurait pas forcément été le cas si les enfants étaient restés avec la mère. Ce que l’enfant va acquérir chaque jour, chaque mois, chaque année de sa vie relève d’un contact constant avec son entourage. Il faut donc garder en notre esprit que le milieu dans lequel chaque individu baigne est plus qu’essentiel pour définir l’être en devenir. Ensuite, Malson met en relation les mythes et la réalité concernant l’isolement. On retrouve des cas d’isolement dans des mythes antiques tel que le mythe de Romulus et Remus bien avant que soient cités des faits dans la réalité. C’est entre 1344 et 1963 que de nombreux cas (plus de cinquante) d’enfants en situation d’isolement ont été répertoriés. L’enfant sauvage apparaît, dans la plupart des cas, quadrupède mais surtout dépourvu de langage. Dans les années qui ont suivi leur « capture », en majeure partie, ces enfants n’ont pu acquérir le langage (ou très peu, d’une manière très embryonnaire, limitée à quelques « sémantèmes », quelques unités de sens. Par ex. « livre » désignera tout ce qui est en papier, « lait » désignera toutes les boissons …), en revanche la plupart d’entre eux ont appris à marcher. De plus, lors de leur « capture », ces enfants ont beaucoup d’attributs qui ne qualifient pas l’être humain, mais plutôt l’animal, en temps normal. Malson affirme qu’ « il faudrait admettre que les hommes ne sont pas des hommes hors de l’ambiance sociale ». En d’autres termes, il aurait fallu que ces enfants grandissent en compagnie des hommes pour devenir des humains. Malson ajoute que l’enfant a besoin de répétition pour apprendre quelque chose, tel que le langage. Il montre aussi sur plusieurs cas d’enfants sauvages que le langage se développe de façon totalement différente (chez certains jamais ; chez d’autres en partie mais jamais totalement). Dans un article, François Rostand reprend Merleau-Ponty (1958) et affirme qu’« il y a une période, disait Merleau-Ponty, où l’enfant est sensible à l’égard du langage, où il est capable d’apprendre à parler. On a pu montrer que si l’enfant... ne se trouve pas dans un milieu où l’on parle, il ne parlera jamais comme ceux qui ont acquis le langage dans la période en question. C’est le cas des enfants qu’on appelle sauvages, qui avaient été élevés par des animaux, ou loin du contact des sujets parlants. Ces enfants n’ont jamais appris à parler, en tout cas pas avec la perfection que l’on trouve chez les sujets ordinaires (...) ». Comme vu précédemment, on retrouve l’importance du milieu dans les apprentissages. Certains auteurs pensent que : « la plupart de ces enfants isolés furent des anormaux congénitaux » (Lévi-Strauss, 1949). De là, ils insinuent que leurs problèmes d’apprentissage émanent de leur « débilité », mais ce n’est qu’une hypothèse que Malson réfute eu égard du désir d’apprendre de ces enfants.
Enfin, Malson présente les trois cas d’enfants sauvages dont les histoires sont les plus claires et précises. Chacun de ces enfants se différencie par son type d’isolement, mais aussi par sa différence de développement langagier dans les années qui suivirent leur « capture ». Remarquons qu’aucun de ces enfants n’a atteint le stade du miroir (se reconnaître dans un miroir et dire « je »), lors de sa « capture ». Le premier cas d’isolement est celui de Gaspard Hauser chanté plus tard par Paul Verlaine (découvert en 1828, à l’âge de 17 ans) qui est un cas de séquestration. Pendant sa séquestration, la lecture et l’écriture lui ont été inculquées, mais Gaspard ne parle presque pas. Après sa « capture », le professeur Daumer lui apprend à parler, toutefois son langage est truffé de polysèmes (un seul mot ayant une foultitude de significations) et il n’arrive pas à avoir une syntaxe correcte, il juxtapose les mots (son expression obéit à la parataxe, à une organisation ou non-organisation parataxique) et non à une syntaxe. Ce n’est pas un « débile » comme certains le pensent. Gaspard a sans doute été abandonné, afin de l’empêcher de toucher l’héritage d’une grande lignée.
Le second cas est celui de Kamala de Midnapore (découverte en Inde, en 1920 à l’âge de 8 ans) qui a vécu parmi les loups. Dans les années qui ont suivi sa « capture », elle développe une bonne compréhension langagière et acquiert 50 mots. Pour parler de choses dont les mots lui sont inconnus, elle utilise des signes. On ne peut dans ce deuxième cas affirmer que Kamala était anormale, elle a surtout manqué d’une famille. Malson insiste ainsi sur le fait qu’il y a un temps pour apprendre le langage et que si l’on passe ce stade, l’acquisition du langage devient partiellement impossible. La plupart des autres auteurs qualifient ces enfants d’ « idiots ».
Le troisième cas d’isolement est le cas le plus probant, celui de Victor de l’Aveyron (découvert en 1799, à l’âge de 11 ans). Son cas donnera lieu à un beau film que je vous conseille, « L’enfant sauvage » de François Truffaut, sorti en 1969). C’est un cas pour lequel les détails de progression ont été développés par Jean Itard dans deux rapports, l’un écrit en 1801 et l’autre en 1806. Victor a connu un isolement très net. Lors de sa réhabilitation, il a eu beaucoup de mal à s’approprier le langage. Il a appris quelques sons du langage et surtout à reconnaître les sons de la vie courante, tel que le son d’un tambour. Après plusieurs années de rééducation intensive, Victor peut enfin comprendre certaines choses et écrire un peu.
Au travers du désir d’apprendre de ces enfants, Malson a montré que ce n’était pas de simples « débiles mentaux », des « oligophrènes ». Il a insisté sur l’importance du milieu dans l’acquisition et l’importance de l’affectivité pour le développement. Il nous a ouvert les yeux sur la nécessité fondamentale pour l’enfant d’être en contact permanent avec l’être humain. Car être humain, c’est d’abord apprendre à l’être. Malson constate dans les années qui ont suivi chaque « capture », un développement langagier totalement différent d’un enfant à l’autre mais… pourquoi ? Chez Gaspard, il y avait quelques contacts avec le langage. Chez Victor, il n’y avait pas le moindre contact avec le langage. Il y a aussi la question de l’âge auquel ces enfants ont été pris en charge par des pédagogues. Sans doute est-il important de ne comparer chaque enfant qu’à lui-même sans lui poser une étiquette… car chaque cheminement de vie est différent et impacte différemment sur le développement de l’enfant.
Bibliographie :
Malson L., 1964, Les enfants sauvages, (pp. 7-99), Union Générale d’Éditions : Paris VIème.
Merleau-Ponty M., 1958, Les relations avec autrui chez l’enfant, centre de documentation universitaire : Paris.
Lévi-Strauss C., 1949, Les structures élémentaires de la parenté (chapitre 1), PUF : Paris.
Itard J., 1801, De l’éducation d’un homme sauvage ou des premiers développements physiques et moraux du jeune sauvage de l’Aveyron, Goujon : Paris.
Squires P-C., (1927), Wolf children of India, Journal of Psychologie n°38, (pp. 313-315).
New-York Times “Amala and Kamala”, 30 janvier 1927 p.14 ; 6 avril 1927 p. 11 ; 12 mai 1927 p. 20.
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