Les notions de "douleur" et de "souffrance".
« J'ai mal ! Je suis mal ! »
La souffrance serait à l'esprit ce que la douleur est au corps. Définition classique mais tellement simple . Paul Ricœur, philosophe de son état, dit un peu la même chose, mais d'une manière plus décisive :
« Le douleur est un terme réservé pour désigner des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps. La souffrance, en revanche, concerne des affects ouverts sur la réflexivité, le rapport à soi, à autrui. »
D'une certaine manière, le « vécu douloureux » ne se résumerait pas à la simple douleur, c'est-à-dire l'influx nociceptif engendré par la lésion brutale, la modification de l'intégrité de l'organisme (blessure, pathologie). On invoquerait alors la « souffrance » pour évoquer ce vécu, cet écho subjectif, cet au-delà de la douleur. La souffrance serait l'inertie, la prolongation mnésique, mentale, du phénomène douloureux, lequel évoluerait pour son propre compte au-delà de la lésion causale. Si la douleur ne s'installe pas dans la durée, en revanche la souffrance peut très bien durer encore alors même que le processus algique est éteint.
Distinguer ainsi douleur et souffrance, induirait deux moyens distincts de soulager l'une ou l'autre : l'analgésie pour la douleur, l'anesthésie pour la seconde, l'anesthésie ne se contentant pas d'attaquer la douleur localement, mais neutralisant toute sensation, quant elle ne consiste pas à provoquer un sommeil artificiel à l'aide de puissants narcotiques.
Pour affiner la distinction entre douleur et souffrance, regardons la façon même dont on exprime verbalement l'une ou l'autre : « J'ai mal ! » ou, plus grave : « Je suis mal ! ». Si le verbe « avoir », transitif, tend à modifier l'objet, le verbe « être » quant à lui, intransitif, tend plutôt à modifier le sujet : « J'ai mal ! » est souvent suivi de « au cœur », « aux dents » … Je me saisis alors de manière analytique davantage que synthétique : « J'ai mal à telle zone de mon corps, et j'entends bien qu'on cerne l'ennemi afin de le vaincre ». « Je suis mal ! » est plus inquiétant, car je ne dispose plus de la distance nécessaire par rapport à la zone douloureuse. Je suis envahi, l'ennemi m'a envahi, peut-être l'ennemi est-ce moi, d'ailleurs, dans le cas de troubles psychopathologiques. Moi fait corps avec le « mal », il entre avec lui en relation symbiotique et comble alors les brèches par où une éventuelle intervention curative, thérapeutique pourrait intervenir. « Je suis mal ! » a un côté irrémédiable absolu. Avoir mal, c'est mettre la douleur à distance de soi, c'est l'objectiver, même si, d'une certaine manière, elle est empoisonnante. Etre mal, c'est se confondre avec la souffrance, c'est n'être que souffrance.
Des conséquences cognitives, logiques s'ensuivent : si je saisis ma douleur objectivement, si je peux la cerner, alors je peux l'observer, l'analyser, la comprendre, le cas échéant, à l'aide de l'expert (le médecin). J'entends son diagnostic, je l'accueille avec bienveillance. En revanche ma souffrance, mon mal est aussi mon bien. Je ne n'analyse guère, je refuse souvent de la soumettre à l'observation. Je la cultive en moi, comme consubstantielle à moi- même et je ne consens que peu que l'on m'aide . J'accepte contre vents et marées son aspect diffus, opaque, incompréhensible. Parfois même je fais de la souffrance la caractéristique centrale et constitutive de mon existence elle-même : combien de romans, de poèmes, d'essais philosophiques sur la souffrance, alors que la littérature de la douleur est plutôt pauvre. « Je suis mal ! » est-il vraiment si loin de : « Je suis bien ! » ? « J'ai mal ! », en revanche, n'a pas de revers du type : « J'ai bien ! » On voit bien par là que je refuse toute solidarité avec la douleur, qui est toujours « l'autre », tandis que la souffrance tient parfois du « même ».
Paradoxalement, si la douleur peut être identifiée, rationalisée, comprise, elle est en même temps une excroissance inutile, sans intérêt, sans véritablement de sens. Elle m'affecte de manière contingente et ne j'ai de cesse que de m'en débarrasser. La souffrance elle, apparaît comme l'incompréhensible, le scandale, l'absurde, et pourtant elle me donne sens, elle m'ennoblit, parfois - dans la culture du « tragique » -, elle m'oriente . Combien de religions ne sont pas tentées de faire de la souffrance le vecteur spirituel de l'existence, même si, au final, elle est appelée à être dépassée par la béatitude, dépassement de la souffrance même d'exister.
Pour conclure, on peut souligner que la souffrance, ô combien plus décisive que la douleur en ce dernier sens comporte une dimension quasi métaphysique : la souffrance m'impose de réviser la notion fondatrice de mon être : l'être est ce qui en moi demeure, et voici que la souffrance me fait sentir que cet être, qui est censé rester immuable, ne l'est pas tant que cela, qu'il n'est pas acquis, que donc je pourrais le perdre. Toute souffrance est ainsi écho et rappel tragique de ma finitude, de ma condition mortelle.
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