Philoforever

Qu'est-ce que la philosophie ? Corrigé du TD.

 

Ébauche d’une réponse possible, mais non exclusive, à la question :

« Qu’est-ce que la philosophie ? »…

à l’issue des cours, de Jules Lachelier à « L’École d’Athènes ».

 

 

 

   Socrate ne se réclamait d’aucun savoir positif qui lui fût propre, et n’a écrit aucun livre : ce n’était ni un savant ni un écrivain. Mais il parlait, il raisonnait, et ce discours raisonnable ou cette raison discursive (logos, en grec, désigne à la fois le langage et la raison) offre, pour cette tentative de définition, un point de départ au moins acceptable.

   Un sage peut se passer de mots, de concepts, de raisonnements. Un philosophe, non. Une pensée peut être muette (l’intelligence sensori-motrice des nouveaux-nés, par ex.), une philosophie, non. La philosophie est une parole pensante, un logos en acte (cf. représentation de « L’École d’Athènes »).

   On a parfois parlé, à propos des Cyniques, de « philosophie sans paroles ». Diogène se plaisait aux provocations silencieuses, se masturber sur la place publique, par exemple. Mais ces actes silencieux n’ont de sens que par le discours qui les accompagne, que par la doctrine, le raisonnement même tacite au sein desquels ils prennent sens.

   Bref, la philosophie est une pratique discursive et raisonnable.

   Il faut toutefois préciser encore la définition, spécifier (nous avons le genre, il nous faut l’espèce, comme pourrait le dire Aristote) le sens de cette philosophie.

   La philosophie est quête de vérité. C’est là toutefois une dimension nécessaire, mais non suffisante, puisqu’on peut chercher la vérité sans faire nécessairement de philosophie. Ainsi les scientifiques, les journalistes, les inspecteurs de police cherchent-ils la vérité, à leur façon. La vérité philosophique toutefois aurait la particularité d’être abstraite. La philosophie, en effet, se fait avec des mots, avec des mots qui soulignent le plus souvent des idées générales, des notions, des concepts. Cela se fait avec des raisonnements qui tendent à une vérité nécessaire ou universelle, plutôt qu’à l’établissement d’un fait contingent ou d’une vérité singulière. Même si la philosophie semble parfois s’attarder sur l’individuel : les Confessions de Saint-Augustin, de Rousseau, les Méditations de Descartes, les Essais de Montaigne … c’est l’universalité et la nécessité qu’il convient de chercher au sein du particulier. Montaigne disait d’ailleurs : « C’est moi que je peins, mais tout homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition ». Il s’agit bien , dans les Essais de penser l’humanité en général, la vie, la mort, la politique, la raison, l’amitié, le bonheur, le temps …

« Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse. », dit, en outre Montaigne.

   L’abstraction, donc, même pour trouver le concret, est le chemin obligé de la philosophie . Cela nous permet de préciser la définition : pratique raisonnable et discursive, la philosophie est aussi une pratique théorique, i.e. indissolublement abstraite quant à ses objets et générale, sinon universelle quant à ses résultats.

   Auguste Comte voulait d’ailleurs que le philosophe soit : « le spécialiste des généralités ».

   Par ailleurs la philosophie est aussi créatrice de concepts, mais ce n’est là qu’une partie de son travail. D’ailleurs le philosophe peut réexploiter à nouveaux frais, dans un nouvel ensemble réflexif, une nouvelle théorie, des concepts préexistants. Ainsi le « cogito » de Descartes aurait été emprunté à Saint-Augustin qui en formule les premiers termes (« Si fallor sum », « Je me trompe, donc je suis ») dans Du Libre-arbitre (De Libero arbitrio) et la Cité de Dieu.

   La philosophie est une pratique théorique non scientifique, en tant qu’elle n’est ni logiquement démontrable, ni expérimentalement vérifiable. La définition est certes ici négative, mais pour autant elle peut décrire adéquatement un objet qui ne l’est pas. Ainsi dit-on avec efficacité qu’un nombre impair est un nombre qui n’est pas divisible par deux, que l’ataraxie est l’absence de trouble, que l’infini est l’absence de limites. Définir la philosophie comme une pratique théorique non-scientifique, ce n’est pas l’enfermer dans le vide de ce qu’elle n’est pas, une non-science, mais c’est lui permettre de développer la positivité de ce qu’elle est : une pratique théorique qui excède les limites de toute connaissance.

   « Philosopher, c’est penser plus loin qu’on ne sait, et qu’on ne peut savoir »

   La philosophie est une pensée libre qui ne s’arrête pas. Philosopher, c’est penser plutôt que connaître, questionner plutôt qu’expliquer, c’est une réflexion sur les savoirs disponibles, sur leur force et leurs limites, naturellement.  Elle vise moins à la science qu’à la sagesse, moins à augmenter notre connaissance qu’à la penser ou la dépasser - par exemple en s’interrogeant sur le tout du réel, sur l’être ou sur l’absolu (métaphysique), sur ce que nous pouvons savoir (théorie de la connaissance), sur ce que nous devons faire (morale), sur ce que nous pouvons vivre (éthique, politique, esthétique) ou espérer (sotériologie).

Bilan : qu’est-ce que la philosophie, donc ?

   C’est une pratique théorique, discursive (qui se déploie dans le discours), raisonnable et conceptuelle, mais non-scientifique ; elle ne se soumet qu’à la raison et à l’expérience - à l’exclusion de toute révélation d’origine transcendante ou surnaturelle - et vise moins à connaître qu’à penser ou questionner, moins à augmenter notre savoir qu’à réfléchir sur ce que nous savons ou ignorons.

 

La philosophie et son histoire.

 

   Si la vérité n’a pas d’histoire (si elle est « éternelle »), comment se fait-il que la philosophie en ait une ? C’est bien sûr qu’aucune philosophie n’est la vérité, pas même celle de Hegel qui se veut le dépassement et donc aussi la conservation de ce que chacune, dans le système dialectique de leur succession, a d’éternellement vrai. La philosophie est chose humaine. Comment échapperait-elle à l’historicité ? Elle est du monde. Comment échapperait-elle au devenir ?

   Il en va de la philosophie, au moins de ce point de vue, comme des sciences. Aucune science n’est la vérité. C’est pourquoi il y a une histoire des sciences. Mais cette histoire est aussi celle du PROGRÈS  de la connaissance. Chaque époque se fait légitimement juge de la science des époques précédentes, comme elle sera jugée par celles qui suivront. Les sciences progressent par une espèce de sélection culturelle des théories, sur le mode de la sélection naturelle darwinienne, qui élimine les théories les plus faibles et garde les plus fortes, celles qui, tout en étant réfutables, ont résisté jusqu’à présent à toute tentative de réfutation.

   L’histoire des sciences donne à voir un indéniable progrès vers le vrai, une supériorité hiérarchique de certaines théories sur d’autres : la cosmologie relativiste d’Einstein (relativité restreinte et généralisée) est indéniablement supérieure à la mécanique céleste de Newton, laquelle était indéniablement supérieure au géocentrisme de Ptolémée.

   En philosophie, point de progrès avéré. Que l’aristotélisme (Aristote) soit supérieur au platonisme, le leibnizianisme (Leibniz) à l’aristotélisme, le kantisme (Kant) au leibnizianisme, l’hégélianisme (Hegel) au kantisme, c’est ce que pensera un … hégélien., convaincu que l’histoire de la philosophie obéit à une raison providentielle. Les nietzschéens (Nietzsche) ou les heideggeriens (Heidegger), plus nombreux aujourd’hui, n’en seront pas d’accord. Ils verront plutôt dans l’histoire de la philosophie, depuis l’aurore indépassée des Présocratiques, une longue décadence de la pensée, dominée par le judéo-christianisme, le nihilisme (Nietzsche) ou l’ « oubli de l’être » (Heidegger).

   Contrairement aussi à l’histoire des sciences, laquelle ne fait pas partie de l’objet qu’elle étudie, l’histoire de la philosophie est inséparable de la philosophie elle-même. Un historien de la philosophie, nécessairement , interviendra de manière engagée, dans cette arène, cette « Kampfplatz », disait Kant où se rencontrent les multiples systèmes.

   L’histoire de la philosophie, ce n’est pas celle de ses progrès, mais celle de ses créations, et de ce point de vue, elle est plus proche de l’histoire de l’art que de l’histoire des sciences. Quel progrès, en effet, en musique, depuis Bach ? En sculpture, depuis Phidias ou Michel-Ange ? En philosophie, depuis Aristote ou Kant ?

   Chaque philosophe, lisant aujourd’hui Aristote ou Kant, devra certes distinguer dans leur pensée, ce qui lui paraît vrai ou faux, inerte ou actif, nuisible ou fécond ; mais il n’en sortira que davantage convaincu de leur génie, de ce qu’il y a d’indépassable dans leurs œuvres, enfin, presque toujours de sa propre insuffisance, quand ce n’est pas, cela arrive, de celle de son époque. Si l’on n’approuve pas toujours, en philosophie, du moins admire-t-on presque toujours.

   Au reste, l’absence de progrès n’est nullement, pour la philosophie elle-même, une récusation. Elle serait plutôt le gage, pour chaque grande philosophie, de sa pérennité, au moins comme  vérité possible, de son indépassable et toujours neuve singularité. Quel physicien qui lise aujourd’hui Galilée ou Newton ? Quel philosophe qui ne lise Platon et Descartes ? Toute science passée est dépassée. Toute philosophie indépassable.

   Le premier professeur de physique en sait davantage, grâce au progrès de sa discipline, que les plus grands physiciens des siècles passés. Il est comme un nain monté sur les épaules d’un géant : il voit plus loin que lui. Le  meilleur des professeurs de philosophie, en revanche en saura toujours moins que les génies écrasants qu’il explique ou commente, puisque ce n’est qu’un fragment des potentialités de leur pensée qu’il ne peut mettre à jour. En philosophie, on se confronte toujours à plus fort que soit.

   L’histoire des sciences regarde vers le passé ; celle de la philosophie, vers le présent et l’avenir. Ptolémée ou Newton sont derrière nous, définitivement. Platon ou Descartes ne cessent au contraire de nous accompagner, voire, c’est le propre des génies, de nous précéder, au point qu’on soit sûr à l’avance, où qu’on aille, aussi loin qu’on puisse avancer, de les rencontrer, fût-ce dans le conflit, plusieurs fois.

   La philosophie vivante, celle d’aujourd’hui, n’est qu’un prolongation, aussi neuve soit-elle, de la Philosophia perennis, celle de toujours, qui ne passe pas.

 

   La Grèce rencontre presque simultanément les mathématiques, la citoyenneté, la Cité, puis la démocratie. Cela fait une rencontre singulière et singulièrement libératrice. Un raisonnement mathématique ou un vote n’obéissent à personne, ni aux dieux , ni au roi. C’est en quoi ils sont libres. Mais rencontre problématique aussi, puisque vote et démonstration n’obéissent pas davantage l’un à l’autre. Voilà que le « logos » - la « raison » -  ne dépend plus que de lui-même, mais sous deux formes différentes, voire opposées : les mathématiques n’ont que faire d’un vote, et aucune démonstration ne tient lieu de démocratie : le « logos » nous enferme dans une double contrainte : liberté de choix, libre-arbitre ou nécessité logique et mathématique.

   Comment sortir de cette tension ? En inventant la philosophie, afin d’échapper à cette folie du « logos ». La philosophie par-delà ces deux procédures de décision propres au « logos » : le vote ou la démonstration. À noter d’ailleurs que les philosophes ont été contemporains des grands démocrates : Thalès contemporain de Solon, Pythagore, de Clisthène et Socrate de Périclès. Les Présocratiques (les philosophes primitifs) seront, d’ailleurs, d’ores-et-déjà, contre le mythe, défenseur de la tradition, comme les hérauts de la liberté de l’esprit.



15/11/2023
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