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Texte d'Aristote : "L'intelligence et la main".

Correction du commentaire du texte d'Aristote :

« L'intelligence et la main. »

 

   «Ce n'est pas parce qu'il a des mains que l'homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu'il est le plus intelligent qu'il a des mains. En effet, l'être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d'outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C'est donc à l'être capable d'acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l'outil de loin le plus utile, la main. Aussi, ceux qui disent que l'homme n'est pas bien constitué et qu'il est le moins bien partagé ¹ des animaux (parce que, dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n'a pas d'armes pour combattre), sont dans l'erreur. Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. L'homme, au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d'en changer et même d'avoir l'arme qu'il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir.»

ARISTOTE

1. Celui qui a reçu le moins en partage, le moins bien doté.

 

1/ Dégagez les articulations du texte et la thèse essentielle de l'auteur.

 

2/ La main est-elle un outil ou un organe naturel ?

 

3/ Expliquez la phrase suivante : « Car les autres animaux n'ont chacun qu'un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n'importe quoi d'autre, et ne doivent jamais déposer l'armure qu'ils ont autour de leur corps ni changer l'arme qu'ils ont reçue en partage. »

 

4/ Les outils inventés par l'homme sont-ils supérieurs aux moyens de défense des animaux ?

 

 

QUESTION 1 :

 

Ce texte est nettement articulé en deux parties.

La première partie (lignes : 1 à 8) se subdivise en deux temps :

– D'abord (lignes : 1 à 3) se place la formulation de la thèse comme renversement d'un aphorisme d'Anaxagore : «L'homme est intel­ligent parce qu'il a des mains.» Selon Aristote, c'est tout le contraire.

– Vient alors (lignes : 3 à 8) l'argument proposé par Aristote à l'appui de sa thèse. Est d'abord donnée une définition de l'intelligence (lignes : 3 à 4): l'intelligence d'un être est proportionnelle au nombre des outils qu'il peut utiliser. En effet, on peut dire qu'est le plus intelligent l'être qui peut arriver à ses fins par le plus grand nombre de moyens. Ensuite (lignes : 4 à 6), on note que la main n'est pas un seul outil mais plusieurs, et même un outil universel qui tient lieu des autres (Aristote opère ici un glissement discret entre deux faits distincts : la main, nue, a plusieurs usages, et peut par ailleurs saisir tous les outils). Enfin (lignes : 6 à 8), vient la conclusion de ce qui se présente (à travers les termes «en effet», «or», «car», «donc») comme une démonstration. Il faut noter que cette conclusion a un double aspect : d'une part ce que l'on peut effectivement tirer de la démonstration, à savoir qu'il y a pour l'homme un lien néces­saire entre le fait d'être l'être le plus intelligent et la possession de la main, et d'autre part une interprétation dépendant du fina­lisme d'Aristote, selon laquelle c'est la nature qui a donné à l'homme un outil adéquat à son intelligence. Aristote ne partage donc pas le point de vue d'Anaxagore, qui, faisant de l'acquisition d'aptitudes intellectuelles la conséquence de particularités physiques, nous semblerait plus proche de l'évolutionnisme contemporain. Mais il ne faut pas oublier que ce qui nous apparaît comme une thèse anti-matérialiste se double, dans le contexte de l'époque, d'une thèse anti-intellectualiste : en définissant l'intelligence comme tech­nicienne, Aristote insiste sur son caractère pratique et s'oppose ainsi à son maître Platon, qui aime à présenter l'homme comme un être que son dénuement rend en quelque sorte moins engagé dans la matière.

Ce n'est donc pas par hasard que la deuxième partie propose une relecture critique d'un mythe platonicien :

– L'allusion au mythe apparaît dans les lignes : 8 à 11. Ce mythe est exposé dans le Protagoras : le Titan Épiméthée et son frère Pro­méthée procèdent, au nom des dieux, à la distribution de moyens de défense à chaque espèce vivante. La distribution terminée, Epi­méthée constate qu'il a oublié l'homme, privé de force, de vitesse, de griffes, de fourrure... Prométhée vole alors aux dieux le feu et les techniques, qu'il donne aux hommes en compensation. Aristote s'oppose à l'idée, émergeant de ce mythe, comme quoi l'homme serait contraint d'être intelligent et technicien pour surmonter sa faiblesse.

– Les animaux, en fait, ne sont pas si bien lotis (lignes : 11 à 16). En effet, ils ne peuvent disposer que d'un seul moyen de défense, qu'ils doivent en outre supporter en permanence. Pour mieux faire sentir la contrainte qu'ils subissent, Aristote décrit leurs protections en bennes anthropomorphiques (voir question n°3).

– L'homme, en revanche (lignes : 17 à 21), peut utiliser, grâce à ses mains, toutes sortes de moyens de défense, peut en changer, et peut surtout ne les utiliser que lorsqu'il en a besoin. Pour souligner cette supé­riorité de l'homme sur les animaux, Aristote utilise même un artifice rhétorique : alors qu'au point précédent, il avait pu trouver pour toutes les défenses des animaux des défenses humaines correspondantes, il énumère ici les usages de la main en commençant par des compa­raisons animales («griffe», «serre», «corne») avant de revenir au vocabulaire humain («lance», «épée »).

La thèse essentielle de l'auteur est donc que l'indétermination de l'usage de la main n'est en aucun cas une faiblesse, mais une conformité parfaite à sa finalité, qui est d'être l'outil multiforme de l'être le plus intelligent, seul capable de s'en servir. Le symbole de l'humanité, du point de vue d'Aristote, serait Protée ( Dieu grec doué du pouvoir de changer de forme à volonté), bien plus que Prométhée.

 

QUESTION 2 :

 

   Si l'on demande si la main est un outil ou un organe pour l'homme, alors la réponse est simple : c'est un organe, c'est-à-dire qu'elle fait partie intégrante de l'organisme humain, alors qu'un outil, au sens propre, est quelque chose d'extérieur. Mais on peut répondre aussi que la main, organe de l'homme, est également un outil pour son intelligence : en effet, elle lui est extérieure tout en étant pour elle un moyen privilégié. Le même mot (organon) désigne en grec l'outil et l'organe; c'est en jouant sur cette homonymie qu'Aristote unifie l'organe et l'outil dans la même problématique, celle de la fonction, comme adaptation à une fin. Notons d'ailleurs que si l'existence d'une intelligence humaine justifie que l'on considère la main à la fois comme organe et outil, on peut juger cette assi­milation plus contestable dans le cas des animaux : on ne devrait pas s'étonner qu'ils ne puissent changer ces outils, précisément parce que ce sont des organes... Dans le cas de l'homme, il faut bien voir que l'absence de fonction particulière ne correspond pas, au contraire, à une absence de finalité. La main, en fait, a une fonction d'un degré supérieur : celle de se rendre propre à toute fonction, par elle-même ou par l'intermédiaire d'outils proprement dits. La main est donc aussi un «outil à outils».

Il est encore un autre sens où l'on peut dire que la main est un outil, sens qui n'est pas présent chez Aristote. En effet, alors que, biologiquement, ce n'est qu'un organe, culturellement, c'est un outil, qui est en un sens, comme tout outil, fabriqué par l'homme à partir de ce qu'il trouve dans la nature (ici, dans son propre corps). Que l'on songe en effet au travail de perfectionnement qui sépare la main d'un nouveau-né de celle d'un pianiste virtuose. Cette fabri­cation de la main comme outil polyvalent est également un fait à l'échelle de l'histoire de l'espèce; comme l'écrit André Leroi-Gourhan (Le Geste et la Parole): «La main à l'origine était une pince à tenir les cailloux, le triomphe de l'homme a été d'en faire la servante de plus en plus habile de ses pensées de fabricant.» Certains auteurs contemporains pensent donc, comme Aristote, que l'intelligence ne suit pas forcément, mais peut précéder le déve­loppement de la main comme outil. Supposer que l'intelligence humaine découle directement de la possession de la main comme organe serait d'ailleurs intenable, puisque d'autres animaux ont des mains (c'est-à-dire des doigts préhensiles) : les singes en ont même quatre, sans que leur intelligence atteigne la nôtre. Les théories évolutionnistes supposent en général que ce n'est pas l'organe main lui-même, mais le fait qu'elle soit devenue libre, sans fonction, du fait du passage à la station debout, qui a enclenché un processus de développement mutuel de la main comme outil et de l'intelli­gence. On voit donc que l'on peut partager le point de vue d'Aristote sur le lien essentiel unissant ces deux éléments, et même recon­naître une certaine priorité des aptitudes intellectuelles humaines, sans pour autant partager son finalisme.

 

QUESTION 3 :

 

   Dans cette phrase, Aristote renverse le sens de la comparaison pla­tonicienne en décrivant les organes des animaux en termes d'outils possédés par les hommes, au lieu de décrire les faiblesses orga­niques de l'homme en termes d'équipement naturel des animaux. Ainsi, par chaussures, il faut entendre sabots, par armure, carapace, par armes, cornes, crocs ou dards. Par l'idée (contestable, si on la prend au pied de la lettre) que chaque espèce animale n'a qu'un seul moyen de défense, Aristote entend souligner la variété des moyens employés par la nature pour doter chaque animal des moyens de survivre. Par là-même, il veut aussi insister sur le fait que ces moyens de défense sont inscrits dans la nature même de chaque espèce, conformément à une finalité naturelle générale qui les dépasse. Ce ne sont que des moyens de défense relatifs, assurant la survie de l'espèce plus que de l'individu, et dont, surtout, il n'est pas question de changer. On voit que cette conception suppose un fixisme en matière d'histoire naturelle, et ne prévoit pas que l'adaptation puisse entraîner une lente modification de la donne naturelle. Du point de vue d'Aristote, l'homme apparaît encore plus nettement comme un cas exceptionnel, alors que l'évolutionnisme, tout en reconnaissant l'accélération, voire l'emballement, de son adaptation, le raccorde peut-être mieux au reste du monde vivant.

 

QUESTION 4 :

 

   Établir la supériorité ou l'infériorité, chacun en leur genre, des «outils» respectifs de l'homme et des animaux semble impossible, car cela demanderait d'abord de fixer des critères de comparaison. Quant à la vitesse, par exemple, on n'obtiendrait pas le même résultat, en comparant une autruche et un homme dans une auto­mobile, selon que l'on s'attacherait à mesurer la performance pure (l'homme serait vainqueur) ou le rapport entre cette performance et la quantité d'énergie dépensée (l'autruche gagnerait). Si l'on choisit comme critère les effets de l'«outil» sur la préservation et le développement de l'espèce, il n'est pas certain que la technique humaine puisse être créditée à tout coup d'un résultat positif (elle fait augmenter le pouvoir d'autodestruction au moins aussi vite que le pouvoir de protection). En revanche, s'il y a une incontestable supériorité des outils humains sur les organes animaux, elle réside précisément dans le fait que ce sont des outils et non des organes! Cela n'est pas une pure question de mots. La possibilité de se désolidariser des moyens que l'on utilise constitue une réelle supé­riorité : chez les animaux, il est en fait beaucoup plus difficile que chez l'homme de distinguer ce qui est moyen et ce qui est fin. Du point de vue de la hiérarchie des fins et des moyens (que celle-ci soit considérée comme objective ou comme une interprétation), l'homme, puisqu'il est l'être le moins dépendant de ses moyens, est en meilleure position que les animaux pour apparaître comme la fin (et non un moyen) de la nature. Il est vrai que l'on peut préférer au contraire admirer dans la nature la correspondance étroite des moyens et des fins, interprétée comme une économie de moyens auprès de laquelle la technique humaine peut faire pâle figure. Mais, pour pouvoir se livrer à de telles réflexions, ne faut-il pas que l'homme ait d'ores et déjà acquis sur la nature, à la force du poignet (ou plutôt de sa main), une domination quasi complète?

 

 



02/07/2008
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