Texte de Descartes : "Aucune différence entre les machines et les corps de la nature."
Explication d’un texte de Descartes extrait du Traité de l’Homme
« Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l’agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen de roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il est à un arbre de produire des fruits. »
Descartes, Traité de l’Homme.
L'entrée de Descartes en philosophie correspond à un renouvellement de la manière de concevoir l'explication des phénomènes naturels, rompant avec l'habitude scolastique d'attribuer les propriétés reconnues dans l'expérience à des forces spécifiques. Il en va du vivant comme du reste : le texte qui nous est proposé illustre la volonté de réduire en un seul ordre explicatif tout ce qui se présente comme un organisme, machines aussi bien qu'êtres naturels. Si une telle explication est possible, il faut alors la préférer à toute autre. Derrière l'idée même d'explication, c'est la conception cartésienne de la science, et tout un aspect de la philosophie de Descartes, que l'on voit se profiler.
Descartes distingue deux formes de substance : la substance étendue et la substance pensante. Nous sommes ici dans l'ordre de la substance étendue, c'est-à-dire la matière ; c'est pourquoi il est question de «corps» (1. 2). Un corps n'est ni plus ni moins qu'un objet composé par la seule nature (1. 2): qu'il soit inerte ou animé, il doit pouvoir être expliqué par «position, figure et mouvement» (selon les termes souvent employés par Descartes et que l'on retrouve, le premier dans le verbe «composer», les deux autres, textuellement, I. 6). Cela signifie que le fonctionnement de tout organisme ne fait appel à rien d'autre qu'au jeu des parties qui le composent, et notamment à aucune force vitale qui échapperait à cette explication de type mécaniste. Les machines que nous fabriquons nous rendent compte de la possibilité de reconstituer à partir de ces principes le comportement des êtres vivants. Le Traité de l'Homme de Descartes se présente ainsi comme la reconstitution d'un modèle mécanique du corps humain : nous pouvons nous convaincre en regardant les «fontaines qui sont aux jardins de nos rois», que des machines très complexes peuvent être mues par la simple pression de l'eau. C'est pourquoi nos veines et artères seront comprises en termes de «tuyaux», et nos muscles en termes de «ressorts» (1. 4).
Cette connaissance de principe du fonctionnement des êtres vivants doit être cependant comparée à notre pouvoir de connaissance par analyse et décomposition, qui est en raison directe de notre pouvoir de fabriquer, synthétiser, recomposer. La limitation de notre connaissance de détail, de même que le caractère rudimentaire des machines que nous composons, ne sont pas dus à une insuffisance radicale de cette explication, donc à une différence de nature entre vivants et machines : il faut l'attribuer à une différence de degré de complexité et de minutie des mécanismes en jeu. Les pièces des machines que font les hommes ont forcément «quelque proportion» avec leurs mains, c'est-à-dire qu'elles sont du même ordre de grandeur. En revanche, la «main» de Dieu étant celle d'un être infini, est hors de toute proportion : les machines naturelles ont des pièces à toute échelle. Il est donc fréquent que ces éléments soient «trop petits pour être aperçus de nos sens» (1. 8). Par exemple, alors que nous voyons clairement que veines et artères sont des tuyaux où coule le sang, nous ne pouvons constater par simple observation que les nerfs sont également de telles canalisations, où transitent les «esprits animaux», car ceux-ci sont beaucoup trop ténus pour être observables. Il n'est pas impossible, vu l'infinité de la puissance divine, que le développement du microscope, invention récente pour Descartes (il est apparu entre 1591 et 1608), nous permette d'observer indéfiniment dans les êtres naturels des mécanismes toujours plus précis. Il reste que tout corps vivant est, au sens propre, un automate, c'est-à-dire «une machine qui se remue de soi-même» (Lettre à Newcastle, 23 novembre 1646).
La conception unitaire des sciences de la nature que propose Descartes s'oppose nettement aux conceptions communes de son temps, héritées de la lecture d'Aristote. C'est ainsi qu'il faut comprendre le mot «physique» (1. 10): science des êtres se comportant conformément à leur physis, c'est-à-dire à leur nature d'êtres en développement, et donc notamment science des êtres vivants. Le sens du mot «physique», avant Descartes, est donc plus proche de ce que nous entendons par «biologie»; il en reste quelque chose dans notre mot «physiologie». C'est pourquoi cette déclaration, qui, comprise dans nos termes, peut sembler anodine, comme quoi «les règles des mécanismes appartiennent à la physique» 0.9-10), est dans ceux de Descartes authentiquement révolutionnaire, puisqu'elle veut dire, en fait : les principes du fonctionnement régulier des machines sont du même ordre que ceux qui régissent les êtres vivants. C'est donc grâce à Descartes que l'on entend aujourd'hui par «physique» l'étude unitaire du monde sensible. Il faut cependant reconnaître le caractère hautement spéculatif de l'affirmation cartésienne qu'il n'existe pas de force spécifique aux êtres vivants : au XIX° siècle encore, un praticien de la méthode de réduction des phénomènes biologiques à la physique et la chimie comme Claude Bernard ne pourra s'empêcher de se référer à une «force vitale créatrice» (annonçant de ce point de vue la pensée de Bergson). Il faudra en fait attendre le milieu du XX° siècle et la découverte de l'ADN pour que devienne inutile (sans être intenable) l'hypothèse d'une force faisant échapper le biologique au physico-chimique. Souvenons-nous enfin que le style de pensée unitaire de Descartes l'a parfois amené à commettre des erreurs; ainsi, dans les Principes de la philosophie, il donne une explication mécanique du magnétisme qui est erronée, faute de reconnaître comme le fait la science contemporaine... l'existence d'une force électromagnétique spécifique !
La nouveauté du point de vue cartésien ne peut bien se comprendre qu'en le resituant dans le cadre de l'histoire des sciences et des techniques. Pour Descartes, même une montre (1. 11) est un objet relativement nouveau, et présentant un caractère spectaculaire, comme toutes les mécaniques développées pour la curiosité des cours royales. L'originalité de Descartes est de saisir dans ces automates l'occasion d'une expérience de pensée : ils lui permettent par exemple, dans la deuxième des Méditations métaphysiques, de mettre en doute qu'il y ait vraiment des hommes sous les chapeaux et les manteaux qu'il voit passer de sa fenêtre. Il faut bien voir aussi que, pendant des siècles, c'est sur le mode hypothétique et non expérimental que se construisait la connaissance de la vie, et notamment du corps humain. A la Renaissance, Léonard de Vinci doit encore se cacher pour procéder à des dissections, car il est jugé sacrilège de chercher ainsi à «démonter» l'œuvre de Dieu ; ce n'est qu'en 1566, à la faculté de Montpellier, que s'ouvre un amphithéâtre d'anatomie. Ambroise Paré sera le premier, au milieu du XVI° siècle, à ligaturer les artères pour arrêter les hémorragies, ou à imaginer des prothèses articulées pour remplacer des membres amputés; et ce n'est qu'en 1628 que Harvey met en évidence la circulation du sang. Composition des automates et décomposition des organismes vivants sont donc deux phénomènes contemporains qui semblent aller à la rencontre l'un de l'autre, dans le cadre d'un ordre mécanique unique de la nature. La manière dont une montre marque les heures n'est donc pas étrangère à celle dont un arbre donne des fruits (1. 11 à 14).
On peut enfin montrer comment l'analyse cartésienne du vivant (et de la nature en général) en termes mécaniques s'insère dans la métaphysique cartésienne. Le mécanisme cartésien ne doit surtout pas être transposé dans les termes du débat contemporain sur l'existence d'un esprit indépendant de la matière : le souci d'unité de Descartes ne va pas jusqu'à réduire l'homme entier à son corps, comme le proposera au siècle suivant La Mettrie (L'Homme-machine). Bien au contraire, affirmer l'aspect purement mécanique du corps permet en quelque sorte d'éviter toute confusion avec l'âme. Dans le cadre de pensée aristotélicien, en effet, l'âme est le principe propre de l'action du corps, c'est elle qui informe sa matière, lui donne l'activité vitale qui fait de l'organisme autre chose que la simple somme de ses parties. Des contemporains de Descartes continuent à faire de l'âme à la fois le principe de la pensée et celui de la cohésion et de l'animation des parties du corps. Gassendi va ainsi jusqu'à distinguer une âme matérielle, sur laquelle reposent (comme pour les Épicuriens) les fonctions motrice, végétative et sensitive, et une âme immatérielle, douée de raison et de liberté. Pour Descartes, seule l'explication mécaniste du vivant garantit la distinction de la substance étendue et de la substance pensante. Dans le même ordre d'idées, cela permet de concevoir la régularité des phénomènes physiques comme objet de connaissance scientifique : la métaphysique fonde la physique au sens où Dieu crée le monde et fixe en même temps les «règles» auxquelles ce monde obéit, mais n'intervient pas de façon arbitraire dans le déroulement des phénomènes. De ce point de vue, la nature est créée, mais les «créatures» sont produites par elle. Par là, Descartes fixe aussi durablement les termes du débat sur la nature du vivant : c'est son image de la montre (1. 11) que réinterprète Rousseau, lorsqu'il écrit : «Je ne vois dans tout animal qu'une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même.» C'est aussi à cette image que s'attaque Kant, au § 65 de la Critique de la faculté de juger, lorsqu'il tente de penser à nouveau l'organisation des êtres vivants en termes de finalité plutôt que de mécanisme.
Une dernière idée forte, enfin, émerge de ce texte. L'homme n'est en rien un étranger dans la nature, puisqu'il ne fait que prolonger par les créations de son génie les œuvres de la nature. L'opposition, en termes de valeur, du naturel et de l'artificiel (quel que soit celui des deux que l'on juge supérieur à l'autre) n'a aucun sens du point de vue cartésien. On pourrait être tenté de voir une marque de la démesure humaine dans le projet, énoncé en sixième partie du Discours de la méthode, de nous rendre «comme maîtres et possesseurs de la nature». Prise au pied de la lettre, cette formule semble réintroduire dans l'explication de la nature, par le biais de l'anthropocentrisme, le finalisme que Descartes en a expulsé. En réalité, seul Dieu est réellement maître de la nature, les hommes ne le sont que par analogie («comme maîtres»). Notre seul privilège est de connaître (de façon innée) les lois qui régissent la nature ; notre science, à notre échelle, nous rapproche donc de Dieu. Si nous sommes en quelque sorte possesseurs de la nature, si nous y sommes chez nous, c'est parce que les mêmes lois, fixées par Dieu, sont à la fois dans la nature et dans nos pensées. Il nous est donc aussi naturel, en un sens, de fabriquer des machines et d'avoir une activité scientifique qu'il est naturel à une montre d'indiquer l'heure et à un arbre de produire des fruits.
Descartes fixe dans ce texte le modèle mécanique du vivant et affirme l'unité de ce que nous appelons aujourd'hui le biologique et le physique. Cette conception de l'organisation des corps, qui permet (négativement) de concevoir clairement la nature spirituelle de l'âme, réintègre l'homme ingénieur au sein de la nature technicienne. Connaître la nature comme mécanisme n'est plus, pour l'homme des temps modernes, une violation du mystère divin de la création, mais bien l'activité naturelle par laquelle il prend conscience de l'exiguïté de sa proportion face à l'infinité divine. Ce n'est donc que sous certains aspects que nous pouvons rapprocher les principes du cartésianisme de la situation contemporaine des sciences de la nature.
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