Texte de Hegel : "Notre esprit demande l'universel."
Correction de l’explication de ce texte de Hegel.
« La nature nous montre une multitude infinie de figures et de phénomènes singuliers ; nous éprouvons le besoin d’apporter de l’unité dans cette multiplicité variée ; c’est pourquoi nous faisons des comparaisons et cherchons à connaître l’universel qui est en chaque chose. […] En font partie les lois, ainsi par exemple les lois du mouvement des corps célestes. Nous voyons les astres aujourd’hui ici, et demain là-bas ; ce désordre est pour l’esprit quelque chose qui ne lui convient pas, à quoi il ne s’en remet pas, car il a foi en un ordre, en une détermination simple, constante et universelle. C’est en ayant cette foi qu’il a dirigé sa réflexion sur les phénomènes et qu’il a connu leurs lois, fixé d’une manière universelle le mouvement des corps célestes de telle sorte qu’à partir de cette loi, tout changement de lieu se laisse déterminer et connaître. Il en va de même avec les puissances qui régissent l’agir humain dans sa variété infinie. Ici aussi l’homme a foi en un universel exerçant sa domination. De tous ces exemples on peut conclure comme (note : « à quel point ») la réflexion est toujours à la recherche de ce qui est fixe, permanent, […] et de ce qui régit le particulier. Cet universel ne peut être saisi avec les sens et il vaut comme ce qui est essentiel et vrai. »
G. W. F. Hegel
Si nous admettons la vérité des lois scientifiques, ce qu'elles enseignent peut éventuellement nous paraître bien éloigné de ce que nous voyons quotidiennement. Tout en connaissant la loi de la chute des corps, on peut être étonné en pensant qu'elle régit aussi la chute irrégulière d'une feuille d'arbre. C'est que les phénomènes quotidiens nous assaillent par leur variété, alors que les lois sont universelles. Hegel analyse dans ce texte la relation qui existe entre le particulier et l'universel, mais il en profite pour souligner qu'en fait, notre esprit demande l'universel, qui est synonyme de vérité située au-delà des apparences.
Le spectacle que nous offre la nature est d'une infinie diversité : chaque être y affirme sa singularité (le chien que j'ai vu passer tout à l'heure ne ressemble pas à celui que je croise maintenant ; tous les individus que je vois ont des visages, des allures, des gestes dissemblables ; les fleurs se distinguent par leurs tailles, leurs couleurs, leurs formes, etc.). Cette variété peut être satisfaisante pour la perception, parce qu'elle lui apporte des plaisirs toujours inattendus et renouvelés, mais l'esprit ne peut s'en contenter. L'esprit éprouve un besoin d'unité, qui se manifeste quotidiennement dans les concepts ou les mots que nous utilisons. Concepts et mots qui, ainsi que le dit Hegel, résultent de « comparaisons » effectuées entre les choses et expriment l'universel qui s'y trouve.
Comparer les phénomènes, c'est en extraire ce qu'ils ont de commun : dire « l'arbre », c'est considérer que tous les arbres peuvent se ranger, malgré leur variété apparente qui « saute aux yeux », sous une appellation précisément qualifiée de « commune », qui rassemble les caractères qu'ils partagent : « arbre » évoque nécessairement la présence d'un tronc, de branches, de feuilles - dont les dimensions ou les couleurs n'ont pas besoin d'être davantage précisées. Le saut qualitatif de la perception au mot marque une progression vers l'universel. C'est donc déjà très quotidiennement, par notre langage, que nous nous éloignons de la variété sensible.
On peut donc considérer de façon légitime qu'il y a dans l'esprit humain une tendance (un « besoin ») à chercher l'unité derrière la diversité, pour avoir affaire à un monde déjà mieux ordonné, qui nous semble obéir à un ordre régulier et constant.
Il n'y a, disait déjà Aristote, de connaissance que de l'universel. La connaissance scientifique énonce en effet l'universel dans ses lois. L'exemple utilisé par Hegel a ceci de judicieux qu'il concerne les débuts historiques de la science, au sens moderne, avec l'astronomie. Dans ce domaine, à nouveau, la nature nous montre d'abord de la diversité : les astres « bougent », ils n'occupent pas, d'un jour ou d'une nuit à l'autre, le même emplacement. Cet apparent désordre ne convient pas à l'esprit. Même les systèmes astronomiques qui nous semblent aujourd'hui peu scientifiques ont cherché à déceler un ordre : en un sens, que l'on imagine les planètes « accrochées à une sphère » autour d'une terre centrale, ou que l'on conçoive un système héliocentrique depuis Galilée, le projet est constant. Il s'agit toujours de découvrir des lois qui rendent les mouvements compréhensibles par l'esprit, qui montrent que l'apparent désordre obéit en fait à « une détermination simple, constante et universelle » (et Copernic faisait bien valoir que le géocentrisme et l'héliocentrisme rendent également compte des phénomènes tels que nous pouvons les constater).
La loi, telle que l'évoque Hegel, a un double avantage : elle rend compte universellement des mouvements observables, et elle permet de prévoir tout nouveau mouvement. L'ordre qu'elle révèle est à double portée : il explique ce qui existe, il permet de prévoir ce qui pourra exister. En d'autres termes, il implique une foi dans la validité absolue du déterminisme : une fois que les causes sont connues, leurs conséquences seront toujours les mêmes, et l'esprit ne risquera plus de rencontrer des phénomènes arbitraires.
Il doit en aller de même, ajoute brièvement Hegel, en ce qui concerne l'agir humain, c'est-à-dire l'Histoire. Car dans ce domaine également, la variété est d'abord infinie pour l'observateur désorienté : les événements s'accumulent, les actions se déchaînent, les passions font rage. Et pourtant, l'homme a « foi en un universel exerçant sa domination ». S'agit-il de n'importe quel homme ? Peut-être pas : il n'est pas sûr que les Grecs aient conçu leur propre histoire comme dominée par l'équivalent d'un déterminisme universel. Mais il s'agit en tout cas d'un homme hégélien - sinon de Hegel lui-même –, qui considère qu'il est possible et nécessaire de déceler, à l'arrière ou au-dessus de la confusion des événements anecdotiques, l'action d'une détermination globale de l'Histoire et de son orientation. Dans l'agir humain comme dans la nature, il faut trouver l'universel à l'œuvre, et même considérer que l'universel y est en quelque sorte à son comble, si c'est bien la Raison ou l'Esprit absolu qui trace sa route à travers les tumultes apparents pour aboutir, en se réalisant pleinement, à un monde entièrement rationnel.
S'il existe ainsi dans l'esprit de l'homme une quête permanente de ce qui est fixe et ordonné, c'est-à-dire de ce qui obéit à des lois qui sont comme l'armature du réel, dissimulée par la variabilité des apparences qui les recouvrent, c'est que l'esprit lui-même y trouve son compte, parce que l'universel signifie « ce qui est essentiel et vrai ».
« Essentiel », l'universel l'est dans la mesure où il révèle ce qui constitue le fond même des choses et des phénomènes, indépendamment des phénomènes variables qui ne concernent que nos sens. L'esprit se détourne donc de ce dont l'informent les sens, ou plutôt il accomplit sur ces informations un travail qui consiste à les débarrasser de ce qu'elles présentent d'anecdotique pour ne conserver que leur portée générale, la manière dont elles témoignent d'une loi sous-jacente.
Mais l'universel est simultanément vrai, parce que la vérité, avec ce que ce concept implique de stabilité et d'universalité, ne peut se rencontrer qu'à l'écart des apparences mouvantes, dans ce qui a une portée dépassant les anecdotes et les phénomènes plus ou moins singuliers. Comme l'universel, le vrai ne se donne pas immédiatement, il est donc impossible à atteindre par les sens, et ne s'élabore que grâce à un travail de la raison.
Hegel montre ici que la connaissance du vrai passe nécessairement par la découverte de l'universel. Que devient alors le particulier ? Est-il considéré, selon un modèle platonicien, comme négligeable ? Le texte ne l'affirme pas : si la multiplicité semble insatisfaisante du point de vue de l'esprit, peut-être affirme-t-elle la valeur de sa présence pour les sens ? Car il est sous-entendu que, même si elle le voile, la multiplicité est, en elle-même, une sorte de véhicule pour l'universel : en son absence, l'esprit n'aurait à se diriger vers aucun au-delà, peut-être même ne pourrait-il pas y avoir accès.
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