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Texte de Merleau-Ponty : "La pensée tend vers l'expression."

 

Commentaire de texte

Philosophie du langage

 

   « Si la parole présupposait la pensée, si parler c'était d'abord se joindre à l'objet par une intention de connaissance ou par une représentation, on ne comprendrait pas pourquoi la pensée tend vers l'expression comme vers son achèvement, pourquoi l'objet le plus familier nous paraît indéter­miné tant que nous n'en avons pas retrouvé le nom, pourquoi le sujet pensant lui-même est dans une sorte d'ignorance de ses pensées tant qu'il ne les a pas formulées pour soi ou même dites et écrites, comme le montre l'exemple de tant d'écrivains qui commencent un livre sans savoir au juste ce qu'ils y mettront. Une pensée qui se contenterait d'exister pour soi, hors des gênes de la parole et de la communication, aussitôt apparue tomberait à l'inconscience, ce qui revient à dire qu'elle n'existe­rait pas même pour soi. »

 

MERLEAU-PONTY

 

   La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension pré­cise du texte, du problème dont il est question.

 

 

Ce corrigé ne prend en charge que le commentaire du texte et laisse au candidat le soin d’élaborer la discussion de la thèse de Merleau-Ponty.

 

   La relation qui peut exister entre la parole et la pensée n'est pas une question récente. À force de répéter que le langage compte, parmi ses fonctions, une fonction d'« expression de la pensée », on peut en venir à admettre que la pensée existe antérieurement à son intervention, et qu'il ne constituerait qu'un véhicule pour une pensée déjà élaborée. Semblent d'ailleurs nous y encourager les expériences banales qui consistent à cher­cher un mot, ou une phrase, pour dire « ce que l'on pense ». Merleau-Ponty s'attache ici à établir au contraire que le langage ne vient pas seule­ment « mettre en mots » une pensée préexistante : il la porte en fait à son achèvement, ce qui signifie clairement qu'elle n'existerait pas sans lui.

 

   Pour établir la coprésence du langage et de la pensée, Merleau-Ponty raisonne en quelque sorte par l'absurde, en partant de l'hypothèse inverse, et en montrant qu'elle entraîne notre incapacité à comprendre un certain nombre de situations.

   Admettons donc que la pensée existe dans l'esprit avant l'intervention de la parole. Irait dans le sens de cette hypothèse l'idée que la parole, pour être mise en route, implique l'existence préalable d'une « intention de connaissance » ou d'une « représentation » : je ne finirais par évoquer que ce vers quoi je me tourne intellectuellement, soit parce que l'objet m'in­terroge et que j'essaie de le comprendre, soit parce que j'en possède men­talement une « représentation », une image mentale. Trois termes sont ici en jeu : l'extériorité qui interpelle ma pensée ou mes   images mentales, ces dernières comme réaction première, et enfin l'intervention de la parole.        C'est à quoi semblent correspondre des formules quotidiennes, qui font allusion en effet à une « intention » – de savoir, de connaître, ou de dire –, qui existerait ainsi antérieurement à sa mise en formules linguistiques.

   Cette façon de voir les choses, d'après Merleau-Ponty, n'est pas com­patible avec des expériences que nous pouvons faire simplement.

   La première à laquelle il fait allusion semble néanmoins assez com­plexe : il n'est pas évident que chacun admette spontanément que « sa pensée tend vers l'expression comme vers son achèvement ». On pourrait objecter qu'une rêverie diffuse, une rumination floue, l'équivalent d'un brouillon de pensée a de quoi satisfaire l'individu, et qu'il n'est peut-être pas toujours nécessaire de porter ce que l'on pense à son « achèvement ». Mais ce qu'indique ici l'auteur, c'est la différence qualitative que l'on peut ressentir intimement entre la rêverie et la parole : d'une part le flou, l'indistinct ; de l'autre, la précision et une description efficace. D'où en effet le sentiment que peut connaître chaque locuteur d'accéder à tout autre chose lorsqu'il extériorise par la parole ce qui demeurait brumeux avant l'intervention de cette dernière.

   La seconde situation évoquée est plus immédiatement convaincante : il est vrai qu'un objet que nous ne parvenons pas à (re)nommer nous semble momentanément hors de notre portée : il acquiert une opacité que nous ne lui connaissions pas, sa présence devient énigmatique alors que, dès que nous en retrouvons le nom, il se restructure et réintègre le cercle des choses familières : le « machin » ou le « truc » – indéfinissable et inquali­fiable – redevient stylo ou baromètre, et aussitôt réapparaissent sa fonc­tion, ses qualités sensibles, son maniement.

 

   Le troisième cas est de nature différente : il ne concerne plus un objet extérieur, mais notre intimité même, ce que nous prenons volontiers pour un grouillement latent ou tacite de « pensées » en nous. Il s'agit cette fois de reconnaître que nous en ignorons la nature ou la portée tant qu'elles demeurent dans l'indécis. Au contraire, ces pensées se précisent, et peut-être même de mieux en mieux, dans trois situations : il s'agit de les for­muler à notre propre intention, puis de les dire, ou enfin de les écrire. For­muler ses propres pensées, c'est se les donner mentalement à soi-même sous l'aspect de mots, de phrases, qui nous en révèlent la réalité – d'où la possibilité de les approuver ou de les corriger si elles nous semblent mal­adroites. Les dire, c'est cette fois les prononcer à l'intention d'un autre, les communiquer et peut-être les offrir à une discussion, d'où elles sorti­ront éventuellement confortées ou modifiées. Les écrire, c'est passer à un mode de langage encore plus rigoureux, puisque l'écriture est plus stricte – dans son respect de la grammaire ou dans la qualité des phrases – que le langage seulement oral. La pensée écrite, offerte à la relecture, est en quelque sorte « fixée » : on pourra y revenir, la corriger, la prolonger, etc.

   L'allusion qui suit, aux écrivains, désignerait un cas, sinon général, du moins fréquent. Elle peut surprendre dans la mesure où le lecteur imagine volontiers que, par définition, un écrivain sait à l'avance ce qu'il va écrire : l'ouvrage est en quelque sorte dans sa tête avant d'être sur le papier. À quoi il est facile d'objecter une formule d'Alain Robbe-Grillet : « Le véritable écrivain n'a rien à dire », ou de faire référence à la distinction établie par Roland Barthes entre l'écrivant (qui use du langage pour transmettre un « contenu » déjà défini) et l'écrivain authentique, qui considère le langage comme un matériau à travailler en lui-même, au sens où le sculpteur travaille son marbre ou son acier. Ce qui compte en effet dans le travail de l'écrivain, c'est que chaque phrase écrite détermine des effets, et donc des réactions de sa part, qu'il n'avait pas prévues avant de la rédiger. En sorte qu'en fait, même si le romancier a d'abord un plan présent à l'esprit, il ne peut aucunement prévoir les détails de son écriture, la façon dont les phrases vont se déterminer, ou dont certaines anecdotes seront appelées – alors qu'il ne les avait pas prévues – par le contexte pro­gressivement établi.

 

   La fin du texte tire la leçon des situations examinées : puisque dans tous les cas la pensée n'accède à sa véritable existence que grâce à la parole, cela signifie bien qu'une pensée qui n'existerait que pour soi, en dehors de la parole, dans une sorte de pureté ou de fermeture sur elle-même, ne pourrait que « tomber à l'inconscience ». Cela indique qu'elle ne se connaîtrait même pas elle-même, que sa prétendue existence serait fictive, et qu'elle demeurerait en quelque sorte virtuelle. Cette pensée pure n'est ainsi qu'un fantôme, ou un fantasme puisqu'il peut malgré tout arri­ver qu'on en rêve ou qu'on la désire, pour suggérer que l'on possède en soi-même plus que ce que l'on est capable de dire – ce qui se révèle ici radicalement faux.

   Que la pensée n'accède ainsi à l'existence authentique – ce qui est même davantage que l'« achèvement » auquel fait allusion le début du texte – que par le langage, qu'elle ne soit consciente d'elle-même que par la parole, ne permet pas cependant de considérer que cette dernière est sans défaut. Lorsque Merleau-Ponty évoque les « gênes de la parole et de la communication », il n'oublie pas que ces dernières ont leurs exigences et leurs contraintes, et que tout locuteur peut conserver le sentiment que sa pensée était plus séduisante avant d'en passer par là. On sait en effet que la parole est constituée d'un vocabulaire qui est d'abord collectif, dans lequel chacun peut se sentir un peu à l'étroit. Mais c'est alors à celui qui y recourt d'y trouver les formes qui rendront sa propre pensée encore plus précise ou plus singulière. En aucun cas, il ne devra s'imaginer que le mutisme serait la meilleure façon de penser justement !

 

   Merleau-Ponty reprend ici, à sa manière, la critique de l'ineffable déjà entreprise par Hegel. Pour lui comme pour son prédécesseur, la parole ne saurait constituer une aliénation négative d'une pensée antérieure : c'est au contraire l’intervention positive de la parole qui donne à la pensée sa réalité. Ce qui permet aussi de considérer que le dialogue et l’écrit constituent bien les voies de la philosophie : une philosophie qui ne parviendrait pas à se dire, se réfugiant dans une intimité muette, n’existerait tout simplement pas.

 



01/08/2010
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