Philoforever

Texte de Rousseau : "Malheur à qui n'a plus rien à désirer !"

Texte expliqué :

 

 

« Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse là où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même (note : il s'agit de Dieu), il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. »

Texte de Jean-Jacques Rousseau

 

 

 

  C'est dans la lignée des penseurs français qui, tels Pascal, La Bruyère et La Rochefoucauld, ont le plus profondément observé les misères de l'existence humaine que Rousseau s'attache à dévoiler les illusions propres à la condition de l'homme. Ainsi, dans ce texte qui met en relation le désir avec le bonheur et le plaisir, Rousseau s'attaque à l'idée selon laquelle le plaisir naît de la satisfaction du désir : c'est au contraire dans le désir même que réside le plaisir, et il n'y a rien qui déçoive tant qu'un désir satisfait. Critiquant une opinion couramment partagée, Rousseau étaie les deux affirmations principales de sa thèse et en tire les leçons.

 

 

 

   Il faut en revenir, pour comprendre la thèse défendue par Rousseau, à l'idée dont elle prend le contre-pied et qui ressort négativement des premières lignes du texte: nous ne sommes heureux que pour autant que nous satisfaisons nos désirs. Cette idée courante n'est pas seulement celle de la « doxa » , de l'opinion commune, mais aussi celle de la philosophie d'Épicure. Il semble en effet naturel de penser que le désir étant l'expression d'un besoin, et par là d'un défaut, d'une privation, seule sa satisfaction peut combler ce manque qui se manifeste douloureusement en moi. Le plaisir ou le bonheur (et il n'est pas nécessaire ici de distinguer ces deux notions) est l'état d'esprit de l'homme rassasié, à qui rien ne manque, ne fait défaut. La douleur est au contraire le fait de celui à qui manque quelque chose. Le plaisir peut donc se concevoir comme possession, le bonheur étant ainsi la possession du plus grand des biens, qui n'est autre que la satisfaction de tous mes désirs particuliers.

   À cette idée qui apparaît pourtant vraisemblable, Rousseau oppose une idée contraire: ce n'est que dans notre désir que nous sommes heureux, et nous sommes dans le malheur quand nous n'avons plus rien à désirer. Nous ne sommes heureux que lorsque nous sommes dans l'attente d'un bien que nous désirons, ou lorsque nous pouvons le désirer. Comme le dit Rousseau dans une formule lapidaire: «on n'est heureux qu'avant d'être heureux». Celui qui n'a plus rien à désirer est au fond le plus malheureux des hommes: qu'il s'agisse du misanthrope revenu de toutes les passions humaines, du riche blasé de tous les biens matériels ou au contraire du sage, tel qu'il a pu représenter l'idéal de la philosophie grecque, troublé par rien, se suffisant à lui-même, ne manquant de rien parce que ne désirant plus rien. Toutes ces figures ont ceci en commun que, faute d'avoir encore quelque chose à désirer, elles ne peuvent plus être animées par rien, rien ne peut plus leur donner vie. L'homme est un être fait pour désirer, et non pas un dieu insensible à toute chose, se contemplant éternellement et n'ayant besoin de rien, ou une bête dont les besoins n'ont de signification que physique, biologique, et dont tout le plaisir consiste à être repue. La thèse de Rousseau fait écho à une pensée de Pascal (Brunschvicg 135): «Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire : on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu ; que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire? [...] Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.» Pascal se distingue de Rousseau en ce qu'il oppose le combat à son résultat, non le désir à sa satisfaction: mais l'un et l'autre montrent que les hommes ne sont pas tant attirés par la réalité des choses que par ce en quoi leur existence peut être incertaine, irréelle, indéterminée.

 

   S'il est possible de comprendre le sens de l'affirmation de Rousseau, encore faut-il comprendre ce qui la fonde, c'est-à-dire ce qui rend possible un tel paradoxe : le désir plaît, la jouissance ou l'absence de désir rendent malheureux. C'est ce à quoi s'emploient les lignes suivantes du texte. Rousseau invoque une «force consolante», capable de seconder «l'homme avide et borné». L'homme est ici caractérisé du point de vue d'une anthropologie philosophique classique : il a des désirs, des besoins, il ne se satisfait pas de son sort et en cela se montre avide, et en même temps, il n'a pas les moyens de ses fins, il n'est pas en mesure de se procurer ce qu'il cherche, ce à quoi il tend. En cela, on peut marquer une ressemblance entre l'homme de Rousseau et l'âme telle que la conçoit Descartes : de même que Rousseau nous représente un homme aux désirs illimités et aux moyens restreints, de même Descartes montre-t-il que si la volonté ne peut être enfermée dans des limites déterminées, si elle ne peut être pensée finie, en revanche l'entendement, c'est-à-dire ce qui dans ma pensée ne fait que recevoir des idées, est fini ; de la disproportion entre la finitude de l'entendement et la puissance infinie de la volonté naît l'erreur pour Descartes; de la contradiction entre l'avidité de l'homme et son caractère borné proviennent, pour Rousseau, la faiblesse et la misère humaine, que vient pourtant adoucir ou contrebalancer une «force consolante».

   L'homme a en effet «reçu du ciel» cette faculté qui lui permet de s'accommoder de sa condition et de ne pas souffrir de sa misère. Cette force que Rousseau ne nomme pas, c'est la faculté que nous avons de nous représenter comme présents des biens absents que nous recherchons : on peut songer à la rêverie où je me représente ce que je désire, à l'imagination qui me fait croire que je possède déjà ce que j'attends, à l'espoir qui m'assure que j'obtiendrai ce que je désire et me le livre ainsi «en quelque sorte». Car il ne peut bien sûr s'agir que d'une possession imaginaire, fantasmatique, et jamais de la présence réelle de l'objet : Rousseau met ainsi en évidence le rôle de l'imagination dans le mécanisme du désir. L'imagination n'est pas seulement la pensée qui me permet de me représenter des objets sensibles, des corps extérieurs comme le pense Descartes, mais une puissance trompeuse, fallacieuse, parce que, comme l'observe Pascal, elle fait passer pour réelles des apparences qui ne sont qu'illusoires. L'imagination, créatrice d'illusions et de fausses apparences, est une faculté active qui rend possible une possession par procuration de biens attendus.

 

   La contrepartie de cette idée est dès lors claire : la jouissance, c'est-à-dire la consommation réelle, non imaginaire, d'un objet désiré, ne peut être que décevante. Car la jouissance, autrement dit la satisfaction d'un désir, est en même temps la fin et l'anéantissement de celui-ci : le désir instaure entre moi et l'objet de mon désir une relation purement pensée, imaginée, et la jouissance y met fin en me mettant en présence de l'objet, en relation réelle à lui, sans que je puisse le dominer par la pensée. La jouissance est en ce sens retour à la réalité, disparition de la rêverie, de l'imagination ou de l'espoir : mon désir a pris fin avec la jouissance. Le «prestige» de la chose désirée, c'est-à-dire son charme séducteur, sa clinquante illusion, disparaît et laisse la place à une réalité décevante.

   À partir du moment, en effet, où ce que je désire m'est donné, je ne puis l'apercevoir que tel qu'il est, dans la réalité de son être, il n'y a plus de place pour l'espoir, la rêverie, et dès lors, tout le plaisir que je puis recevoir ne viendra plus que de la chose même, et non plus de ce que je m'imaginais d'elle, c'est-à-dire, en fin de compte, de moi-même. La jouissance s'oppose ainsi nécessairement à l'attente et à l'espoir, parce que l'homme est un être qui ne se satisfait pas d'une existence dans l'instant, rivée au présent, qui ne peut exister que pour autant qu'il puisse se mettre, par le biais de l'attente ou de l'espérance, en rapport avec l'avenir, s'y projeter. Nous ne percevons pas, lorsque nous les obtenons, les choses que nous désirons d'un point de vue neutre, comme si nous étions avec elles dans un rapport désintéressé, mais nous les considérons à partir de nos espoirs, attentes, comme devant être telles que nous nous les imaginions. II y a nécessairement moins dans ce que nous obtenons que dans ce que nous désirions, parce que rien ne nous est jamais donné à l'état brut, que toutes les choses qui nous entourent sont préalablement pensées, désirées, espérés,  attendues.

 

   Comme cela apparaissait déjà dans ce texte, il semble que Rousseau soit marqué par la pensée pascalienne, et la conclusion de Rousseau renvoie en ce sens au thème du divertissement: celui-ci n'est pas le simple amusement, mais la distraction, toute occupation qui nous détourne de nos tâches essentielles. Pascal met le divertissement au cœur de la condition humaine : l'homme, corrompu, cherche le divertissement pour fuir sa misère. Ainsi, de la même façon, la condition de l'homme sur cette terre est celle d'un être qui ne vit que dans un «pays de chimères», de créatures fantastiques et, par définition, irréelles. L'homme fuit la réalité insatisfaisante des choses pour se réfugier dans un monde sans consistance, et il ne peut en être autrement car il est «le seul digne d'être habité»: nous ne supporterions pas un monde où nous n'aurions d'autre rapport avec les choses qu'un rapport direct et immédiat. Il ne s'agit pas en ce sens pour Rousseau de se lamenter sur le sort de l'homme ou de le plaindre, mais seulement de déterminer la relation exacte que nous entretenons avec le monde qui nous entoure.

   La conclusion du texte de Rousseau permet aussi d'opposer, d'un point de vue métaphysique, l'homme à Dieu comme le néant à l'être. L'«Être existant par lui-même» désigne en effet Dieu, en tant qu'il n'a besoin de rien d'autre que lui pour exister, qu'il ne désire rien : Dieu est en ce sens l'Être souverain, l'Être par excellence, auquel rien ne fait défaut. L'homme, en revanche, comme toutes les créatures, participe à la fois de l'être et du non-être. Plus précisément, l'homme est attiré vers le non-être parce que l'être ne le satisfait pas, ne suffit pas à le combler. Au fond, si je ne suis jamais heureux que dans le désir, c'est qu'aucun être de ce monde n'a suffisamment de réalité pour me satisfaire pleinement; et la seule chose qui puisse alors me combler est précisément, en tant qu'objet de mon désir, celle qui, dépourvue de réalité, acquiert en vertu de mon imagination une apparence de réalité, et, quoique fondée sur du néant, suffit à me contenter. Paradoxalement, c'est encore ce qui possède le moins de réalité qui peut m'offrir l'apparence de l'être auquel j'aspire.

 

 

 

   Le traitement par Rousseau de la question classique de la relation du désir au plaisir et la réponse qu'il lui apporte ne sont qu'apparemment paradoxales : ce que remet en cause Rousseau, c'est moins l'adéquation du plaisir à un désir satisfait que la chose même en quoi consiste ce plaisir. Car ce qui nous fait plaisir, ce n'est pas un bien réel auquel nous ne saurions prétendre, mais le bien imaginaire de celui qui est irrémédiablement voué à désirer. En ce sens, les propos de Rousseau ne vont pas absolument à l'encontre de la thèse qu'il semble infirmer: si l'on fait du désir l'essence de l'homme, alors il est naturel de penser que la privation du désir, considéré comme notre bien propre, nous rend malheureux. Il faut ainsi distinguer entre des biens apparents, objets de désir et dont la possession ne nous rend pas réellement heureux, et des biens réels, ou plutôt le bien le plus propre à l'homme qu'est le désir, la capacité, la faculté de désirer, dont l'absence nous rend malheureux et la présence heureux.

 

 



26/11/2008
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 101 autres membres