Philoforever

Vie et doctrine des philosophes stoïciens et épicuriens.

 

 

 

LE STOÏCISME

 

 

1/ PRINCIPAUX PHILOSOPHES STOÏCIENS :

 

   L'histoire de l'école stoïcienne couvre plus de cinq siècles. Les stoïciens tardifs, de l'époque romaine impériale, ceux dont le grand public connaît le nom : Épictète, Sénèque, Marc Aurèle, nous ont laissé des ouvrages célèbres. Mais nous ne con­naissons les anciens stoïciens, les grands fondateurs de la doctrine, que par des fragments cités par des compilateurs (Diogène Laërce, Stobée) ou des critiques tardifs (Plutarque, Cicéron). Au début de ce siècle, un érudit, Hans von Arnim, a réuni tous ces fragments grecs et latins (Stoicoruni veterum fragmenta, Teubner, 1903-1905).

   a) Les anciens stoïciens sont : Zénon de Cittium, le fondateur de la doctrine (336-264), né à Cittium dans l'île de Chypre qui fut à Athènes l'élève des Cyni­ques et qui, au début du III° siècle avant J.-C., fonda sa propre école philoso­phique dite stoïcienne, c'est-à-dire école du Portique (stoa veut dire, en grec, Portique). Zénon enseignait près du Portique Poecile -poecile veut dire couvert de peintures (le peintre Polygnote avait voulu par ces ornements purifier ce lieu, témoin, au temps de la tyrannie des Trente, de plus de mille massacres de citoyens). Cléanthe ( 331-232 ) dont il nous reste un magnifique poème d'inspiration pan­théiste, l'Hymne à Zeus, et surtout Chrysippe ( 280-210 ) qui était peut-être, comme plus tard saint Paul, né à Tarse, et qui donna à la doctrine stoïcienne son caractère systématique.

   b) Les moyens stoïciens, au 2e siècle avant Jésus-Christ : Panetius d'Athènes (185-112) et Posidonius de Rhodes (135-51) introduisent le stoïcisme à Rome. Posidonius fut l'ami de Pompée et le professeur de Cicéron.

   c) Le stoïcisme tardif de l'époque impériale romaine : Sénèque (4 avant J.-C. - 65 après J.-C.) dont les Traités De la Colère, De la Brièveté de la Vie, dont les Lettres à Lucilius sont célèbres, auquel on ne peut contester le talent littéraire ni la perspicacité psychologique quand il analyse les passions humaines ; mais dont la vie dément scandaleusement la doctrine, car il fut avant tout un courtisan prêt à toutes les concessions pour conserver la faveur de son puissant élève Néron ( Sénèque aurait écrit le discours fait par Néron au Sénat pour justifier le meurtre de sa mère ! ) ce qui ne l'empêcha pas de tomber en disgrâce, et de mourir en s'ou­vrant les veines par ordre de Néron. Plus sympathique est Épictète ( 50-13o), l'esclave-philosophe, inspirateur des Entretiens et du Manuel rédigés par son disciple Arrien de Nicomédie. C'est Épictète qui résuma la sagesse stoïcienne en ce jeu de mots (Anechon kaï apechon) qui signifie : « Abstiens-toi et supporte ». Enfin Marc Aurèle (121-18o), empereur romain contraint de consacrer sa vie à la guerre avec les Barbares (sur le front du Danube), à la répression de nom­breuses révoltes, puisa dans la philosophie des consolations héroïques et nous a laissé un recueil de pensées, une sorte de journal intime stoïcien.

 

2/ PHYSIQUE :

 

   La doctrine stoïcienne comprend une physique, une logique, une morale. Diogène Laërce nous rapporte que, d'après les stoïciens, la philosophie est comme un champ fertile dont la clôture est la logique, la bonne terre la physique, le fruit la morale. Ils la comparaient aussi à un oeuf dont la coquille est la logique, le blanc la morale, le jaune, la physique. En fait, il faut comprendre que toutes les parties de la doc­trine sont étroitement liées entre elles, et, en particulier, que la physique et la morale sont inséparables. Pourquoi le stoïcien prêche-t-il une courageuse rési­gnation ? Pourquoi refuse-t-il de considérer comme un mal la douleur qui le frappe ? C'est précisément parce que tout ce qui arrive est déterminé par la raison souveraine, parce que la nature est fondamentalement bonne. La nature, dans la perspective du panthéisme stoïcien, c'est la vie universelle, c'est Dieu lui-même. Le monde entier est pareil à un immense être vivant dont les divers individus sont les organes et dont Dieu est l'âme. Dieu est la raison immanente à l'Univers. L'Univers, corps de Dieu, est donc un organisme parfait, le mal même n'existe qu'en vue du bien. L'homme n'est qu'un organe de cet immense organisme, son âme n'est qu'une étincelle de l'âme divine. Il est donc tout naturel que l'homme se soumette au destin - à ce destin qui n'est plus comme chez Sophocle l'expres­sion tragique de la punition inexorable qui poursuit le coupable, le signe d'une transcendance, mais, au contraire, un destin-Providence, une harmonie imma­nente à l'Univers, l'expression de la rationalité du cours du monde, de sa nécessité, du feu divin qui circule à travers les choses. La philosophie stoïcienne est donc un panthéisme naturaliste, un monisme optimiste.

           

3/  LOGIQUE :

 

   Les thèmes essentiels de la logique et de la théorie de la connaissance sont parfai­tement accordés à ce panthéisme rationaliste. C'est ainsi qu'à la différence d' Aris­tote qui a construit une logique de la substance (la proposition par exemple « tous les hommes sont mortels » est avant tout le jugement d'attribution d'un prédicat, « mortels » à un  sujet, « hommes »), les stoïciens s'orientent vers une logique de la relation, la proposition énonçant une liaison entre les événements singuliers, que cette proposition soit conditionnelle (s'il fait jour, il fait clair), causale (parce qu'il fait jour, il fait clair), disjonctive ( ou il fait clair, ou il fait sombre). Cette logique - qui énonce des relations dans le temps - exprime donc à sa façon l'intuition fondamentale des stoïciens, l'idée d'un cosmos harmonieux où tous les événements et tous les êtres sont liés, noués entre eux par une sympathie universelle, par un destin rationnel.

   La théorie de la connaissance distingue la simple représentation mentale (que Zénon d'après Cicéron symbolisait par sa main droite bien ouverte, doigts étendus), l'assentiment (Zénon repliait un peu les doigts), la compréhension, kata­lepsis, qui est une saisie de l'idée ( Zénon fermait son poing) et la science, privi­lège du sage (pour la symboliser, Zénon serrait son poing fermé avec sa main gauche). La science est donc une liaison de connaissances rationnelles. Par l'assen­timent déjà, l'homme manifeste son accord avec la Nature, la raison humaine se reconnaît parente de la Raison divine.

 

4/  MORALE :

 

   a) Pour les stoïciens, le bonheur n'est pas une somme de sensations, mais plutôt une attitude de la volonté. L'homme est heureux quand ce qu'il veut existe. Je suis heureux quand je ne désire pas que les choses soient autres que ce qu'elles sont.

   b) A partir de telles prémisses on pourrait justifier une morale de l'action révolu­tionnaire, de la transformation du monde : que la volonté de l'homme change la vie pour la rendre plus humaine ! Mais cette morale prométhéenne est aux anti­podes de l'esprit stoïcien. La morale stoïcienne est toute de sagesse et d'acceptation. Ici le salut est acquiescement et la volonté décide de vouloir le monde comme il est. De même que l'athlète accepte la souffrance au cours de son effort, de même le sage stoïcien accepte-t-il avec le sourire toutes les épreuves au cours de sa destinée. C'est le « Supporte et abstiens-toi » d'Épictète, justifié par sa métaphy­sique panthéiste et optimiste. Vivre en accord avec la Nature, c'est, pour un être raisonnable, consentir à la rationalité du destin.

   c) Cette morale stoïcienne, acceptation héroïque de la nécessité, est cependant une morale de la liberté triomphante. Mais de quelle liberté s'agit-il ? Chrysippe l'expliquait par son exemple du cylindre. Un cylindre et un cône se meuvent à partir d'une impulsion extérieure qui ne dépend aucunement d'eux-mêmes. Mais l'impulsion donnée, ils se meuvent chacun, conformément à sa structure, de la façon qui lui est propre. De même, la représentation qui s'offre à mon esprit ne dépend pas de moi. Mais mon assentiment à cette représentation dépend de moi, exprime ma nature raisonnable, est donc un assentiment libre.

   d) D'où la distinction fondamentale, dans cette morale, des choses qui ne dépen­dent pas de moi - et dont je ne dois pas me soucier, et des choses qui dépendent de moi et dont je dois décider. Ma santé, ma mort, mes revers de fortune, ne dépen­dent pas de moi. Ce sont des « indifférents ». En revanche, mes jugements dépendent de moi, et aussi mes passions, l'objet de ma passion ne tirant sa valeur que du jugement que j'ai porté sur lui, l'importance des choses ne venant jamais que de notre opinion, si je suis le maître de mes opinions, je suis le maître de l'univers.

   e) La morale stoïcienne est digne de frapper l'esprit par son idéalisme et sa rigueur, idéalisme puisqu'il s'agit avant tout d'une disposition de la volonté, donc d'une morale de l'intention, puisqu'il s'agit, a-t-on dit très justement, de bien vouloir plus encore que de vouloir le bien. Rigueur extrême puisque tout ce qui n'est pas « bien » ou « mal » moralement est réputé indifférent, puisque le suicide doit être préféré au déshonneur, puisqu'en principe il n'y a pas de casuistique ni de demi-mesures : la vertu est la rectitude du vouloir. Une ligne droite qui n'est pas tout à fait droite n'est pas droite du tout ; une action droite qui n'est pas tout à fait droite est une action injuste. Il n'est pas de degré dans le mal. Qui n'est pas sage est fou, et tous les péchés se valent. On se noie aussi bien, disaient les stoïciens, avec un demi-pied d'eau au-dessus du nez que dans les profondeurs d'un gouffre marin.

   f) La morale stoïcienne a joué un rôle considérable à toutes les époques et l'huma­nisme classique, notamment, en est imprégné. Elle a tenté Montaigne. Pascal la discute. Descartes la fait sienne dans sa morale provisoire. Le stoïcisme reste un des grands éducateurs de l'Occident.

 

5/ TEXTES STOÏCIENS :

 

a/ HYMNE A ZEUS DE CLÉANTHE :

 

 « O Toi qui es le plus glorieux des immortels, qui as des noms multiples, tout-puissant à jamais,

Principe et Maître de la Nature, qui gouvernes tout conformément à la loi,

Je te salue, car c'est un droit pour tous les mortels de s'adresser à toi, Puisqu'ils sont nés de toi, ceux qui participent à cette image des choses qu'est le son,

Seuls parmi ceux qui vivent et se meuvent, mortels sur cette terre. Aussi je te chanterai et célébrerai ta puissance à jamais. C'est à toi que tout cet univers, qui tourne autour de la terre, Obéit où que tu le mènes, et de bon gré il se soumet à ta puissance, Tant est redoutable l'auxiliaire que tu tiens en tes mains invincibles, Le foudre à double dard, fait de feu, vivant à jamais,

Sous son choc frémit la Nature entière.

C'est par lui que tu diriges avec rectitude la raison commune, qui pénètre toutes choses

Et qui se mêle aux lumières célestes, grandes et petites...

C'est par lui que tu es devenu ce que tu es, Roi suprême de l'Univers. Et aucune oeuvre ne s'accomplit sans toi, ô Divinité, ni sur terre, Ni dans la région' éthérée de la voûte divine, ni sur mer, Sauf ce qu'accomplissent les méchants dans leurs folies. Mais toi, tu sais réduire ce qui est sans mesure,

Ordonner le désordre ; en toi la discorde est concorde.

Ainsi tu as ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux Pour que soit une la raison de toutes choses, qui demeure à jamais, Cette raison que fuient et négligent ceux d'entre les mortels qui sont les méchants

Malheureux, qui désirent toujours l'acquisition des biens

Et ne discernent pas la loi commune des dieux, ni ne l'entendent,

Cette loi qui, s'ils la suivaient intelligemment, les ferait vivre d'une noble vie,

Mais eux, dans leur folie, ils s'élancent chacun vers un autre mal :

Les, uns, c'est pour la gloire qu'ils ont un zèle querelleur,

Les autres se tournent vers le gain sans la moindre élégance,

Les autres, vers le relâchement et les voluptés corporelles ; ... ils se laissent porter d'un objet à l'autre

Et se donnent bien du mal pour atteindre des résultats opposés à leur but.

Mais toi, Zeus, de qui viennent tous les biens, dieu des noirs nuages et du foudre éclatant,

Sauve les hommes de la malfaisante ignorance,

Dissipe-la, ô Père, loin de notre âme ; laisse-nous participer

A cette sagesse sur laquelle tu te fondes pour gouverner toutes choses avec justice,

Afin qu'honorés par toi, nous puissions t'honorer en retour En chantant continuellement tes oeuvres, comme il sied

A des mortels ; car il n'est point, pour des hommes ou des dieux,

De plus haut privilège que de chanter à jamais, comme il se doit, - la loi universelle. »

 

b/ DES CHOSES QUI DÉPENDENT DE NOUS ET DE CELLES QUI N'EN DÉPENDENT PAS (selon Épictète) :

 

   « Que dit Zeus ? « Épictète, si je l'avais pu, j'aurais créé libres et sans entraves même ton petit corps, même ton petit bien. Mais, songes-y bien, ce corps n'est pas à toi, c'est de l'argile joliment pétrie. Comme je ne le pouvais pas, je t'ai fait don d'une parcelle de ce qui est à nous, cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir, de rechercher et d'éviter et, en général, le pouvoir d'user des représentations ; tant que tu le mets en pratique et que tu mets en lui ce qui est à toi, tu ne trouveras ni empêchement ni obstacle, tu ne gémiras pas, tu ne feras pas de reproches, tu ne seras le flatteur de personne... Quoi ! Cela te paraît peu de chose ? - Bien loin de là ! - Cela donc te suffit ? - Je prie les dieux qu'il en soit ainsi.»

   Tandis que nous pourrions n'avoir qu'une seule occupation, qu'un. Seul attachement, nous préférons des occupations multiples, nous nous lions à bien des choses, à notre corps, à nos biens, à un frère, à un ami, à un enfant, à un esclave ; liés à tant de choses, nous sommes alourdis et entraînés par elles ; le temps est-il défavorable à la navigation, nous sommes assis, l'esprit tendu, nous nous penchons continuellement : Quel vent fait-il ? - Un vent du nord. Qu'avons-nous à faire de lui ? - Quand le Zéphyr va-t-il souffler ? - Quand cela lui plaira, mon cher, à lui ou à Éole ; ce n'est pas toi que Dieu a fait répartiteur des vents, c'est Éole. Quoi donc ! Il faut disposer au mieux ce qui dépend de nous, et user des autres choses comme elles sont. - Comment sont-elles ? - A la volonté de Dieu.

  Veut-il donc maintenant que je sois seul à être décapité ? - Eh quoi ! Voudrais-tu, pour te consoler, que tout le monde soit décapité ? Ne veux-tu pas tendre le cou comme Latéranus ? Il devait avoir la tête tranchée sur l'ordre de Néron ; il tendit la tête et reçut le coup ; mais, comme le coup était trop faible, il se retira un peu ; puis il la tendit à nouveau.

   Que faut-il donc avoir présent à l'esprit en pareilles circonstances ? Quoi, sinon la distinction entre ce qui est mien et ce qui n'est pas mien, entre ce qui m'est possible et ce qui ne m'est pas possible ? Je suis forcé de mourir mais non en gémissant ; d'aller en prison, mais non en me lamentant ; de subir l'exil ; mais qui empêche que ce soit gaiement et de bonne humeur ? » Dis-moi tes secrets - Non, cela dépend de moi - Mais je te chargerai de liens - Que veux-tu dire ? Moi ! Ce sont mes jambes que tu attacheras ; Zeus lui-même ne peut dominer ma volonté ».

 

 

L'ÉPICURISME

 

   Épicure naquit en 341 avant 1.-C. à Samos d'un père maître d'école et (ce qui est assez curieux pour ce futur adversaire implacable de la superstition !) d'une mère magicienne et devineresse. De 306 avant J.-C. jusqu'à sa mort en 270 il vécut à Athènes où il fonda une école... Son école était un beau jardin qu'il avait acheté 8o mines et qu'il cultivait lui-même. Ses cours consistaient en conversations amicales à l'ombre des arbres fruitiers. Ses disciples admiraient non seulement son savoir mais aussi sa gentillesse et sa frugalité. Deux siècles après lui, le poète latin Lucrèce (99-55) dira d'Épicure : « Deus ille fuit » (V, 7). C'est la doctrine épicurienne qui fait le fond des Six livres du De Natura Rerum de Lucrèce. De l'oeuvre immense d'Épicure lui-même il ne reste que quelques maximes et trois lettres (à Hérodote, à Pythoclès, à Ménécée) que nous a conservées Diogène Laërce.

   L'épicurisme, dont les leçons s'opposent à celles du stoïcisme, procède pourtant de la même intention. Rendre l'homme heureux, lui procurer un état purifié de toute angoisse, de tout trouble, l'ataraxie.

   A cette préoccupation du salut est subordonnée la physique d'Épicure dont la seule fonction est de fournir une vision du monde propre à éliminer l'angoisse. Il y a là une conception de la science que l'on peut opposer radicalement à celle qu'aura vingt siècles plus tard le philosophe français Pascal. Pascal est « effrayé » par les découvertes de la science (« le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ») et c'est dans sa foi religieuse qu'il trouvera le remède et la paix.

   Pour Épicure, c'était exactement l'inverse. La religion est source d'angoisse (les hommes tremblent quand le tonnerre gronde, voient dans la foudre un présage ou un châtiment, ou le signe que Zeus est en colère, les hommes redoutent la mort et les châtiments aux Enfers, etc.), la science est capable de dissiper l'angoisse religieuse, de rendre aux hommes la tranquillité.

   Épicure emprunte à Démocrite sa physique matérialiste : les phénomènes naturels s'expliquent par des causes matérielles, aucune intention surnaturelle n'agit dans le monde : l'éclipse du soleil n'est pas une menace divine, c'est un phénomène ana­logue à celui qui se produit lorsque entre un feu et nous s'interpose quelque corps opaque. La peste elle-même (Lucrèce termine son poème De la Nature sur une effrayante description de la peste d'Athènes) n'est pas un châtiment divin mais la corruption du corps humain par des germes répandus dans l'atmosphère. Épicure se contente d'ailleurs de rejeter toute explication surnaturelle, mais devant les phénomènes, il nous propose toujours diverses explications également plausibles entre lesquelles le choix n'est pas fait. Par exemple, le tonnerre peut s'expliquer par le roulement du vent dans le creux des nuages, ou par le bruit sourd du feu qui se transforme en substance aérienne, ou encore par la collision entre nuages ayant pris la consistance de glace. Épicure est plus philosophe que savant. L'esprit de l'explication l'intéresse bien plus que le détail de l'explication qu'il laisse à d'autres, le soin de fixer.    Comme le dit Bergson, « son objet n'est pas d'instruire  les hommes mais de les tranquilliser ».

   Par ailleurs pour Épicure, comme pour Démocrite, rien ne vient du non-être, rien ne peut se former qu'à partir d'éléments qui existent au préalable ; de même, rien ne peut retourner au néant mais seulement se transformer. C'est que l'univers qui se transforme sans cesse est éternel en ses éléments : il se compose d'une infinité d'atomes dans l'infinité du vide. Les composés ne cessent de se dissoudre et de se recomposer, les éléments insécables (c'est le sens propre du mot atome) qui les composent sont éternels.

   L'atomisme de Démocrite élimine donc la croyance au Dieu créateur (puisque les atomes sont éternels) et aussi au Dieu qui intervient dans le monde, qui punit et récompense : les dieux se gardent bien de pénétrer dans le monde car ils seraient en butte aux mouvements incessants des atomes et cesseraient d'être invulnérables. Notez qu'Épicure ne nie pas l'existence des Dieux. Il dit seulement que les Dieux ne s'occupent jamais du monde et des hommes ! Nous n'avons ni à les craindre ni à les supplier. Ce sont des dieux bienheureux, pleins de sagesse, qui ont forme humaine et qui, dans les intermondes, conversent harmonieusement, en grec, il est permis de le supposer puisque c'est la plus belle des langues !

L'âme humaine comme tout ce qui existe ici-bas est formée d'atomes matériels. Les atomes sont éternels mais l'âme est un groupement fugitif d'atomes. Les indi­vidus comme les espèces et les mondes eux-mêmes, en s'éteignant, transmettent à d'autres, ainsi que des coureurs, le flambeau de la vie :

« et quasi cursores vitae lampada tradunt ».

Ce que Paul Valéry, Lucrèce français du XXe siècle, exprimera dans une autre image :

« Ils ont fondu dans une absence épaisse

L'argile rouge a bu la blanche espèce

    Le don de vivre a passé dans les fleurs ».

   L'âme inséparable du corps meurt avec lui. Mais Épicure et Lucrèce s'efforcent de nous faire comprendre que la crainte de la mort est insensée. La mort, en décom­posant notre âme, nous prive de toute sensation, et ainsi tant que nous vivons, la mort est absente ; quand la mort sera là, c'est nous qui ne serons plus : la mort et nous ne nous rencontrerons jamais. La connaissance que la mort n'est rien pour nous doit donc exorciser toute crainte de la mort et nous rendre capables de jouir de cette vie mortelle.

   Si Épicure et Lucrèce pour assurer le bonheur de l'homme luttent ardemment contre les superstitions angoissantes, ils sont aussi attentifs à écraser les épou­vantails qui pourraient naître à leur tour d'une vision strictement scientifique des choses. Par exemple, la science ne risque-t-elle pas de nous assujettir à un fatum invincible en nous montrant partout à l'oeuvre dans les combinaisons d'ato­mes le déterminisme naturel ? Épicure évite ce risque en essayant de nous prouver que l'existence du monde implique au contraire le hasard et la liberté. Selon lui, les atomes se meuvent en vertu de leur poids parallèlement les uns aux autres et avec des vitesses égales. Pour qu'ils aient pu se rencontrer, former des individus et des mondes, il faut donc admettre qu'il se produit parfois des exceptions à la grande loi qui régit la chute des atomes. Les atomes sont capables de déviations capricieuses. Ce caprice d'atome, Lucrèce le nommera clinamen. Et c'est ce clinamen qui garantit d'autre part selon Diogène d' Oenanda, la liberté de l'âme humaine telle que nous l'appréhendons en nous : correction capitale, on le voit, que les épicuriens proposent au système de Démocrite.

   On saisit en tout cas que le système épicurien est tout entier construit pour la morale. Sur cette morale, on fait un grave contresens quand on voit dans l'épi­curisme une école de voluptés effrénées, à la manière d'Horace parlant d'un « porc du troupeau d'Épicure ». En fait Épicure nous dit bien que la recherche du plaisir est le but de la vie. Mais le plaisir vrai n'est pas le plaisir en mouvement, le plaisir tumultueux des ambitieux, des débauchés ; le vrai plaisir c'est le plaisir en repos, c'est l'absence de douleur. Aussi, la morale d'Épicure consistera avant tout à fuir toutes les occasions de douleur, tous les risques, toutes les aventures ; Épicure condamne les plaisirs artificiels (ceux du luxe, de la vanité) et ne retient parmi les plaisirs naturels que ceux qui sont absolument nécessaires. Ainsi le sage épicurien se contentera du strict minimum : un peu de pain, un peu d'eau, un peu de paille pour dormir, un peu d'amitié. On voit le paradoxe épicurien d'une morale austère et ascétique fondée sur le culte du plaisir !

 

LETTRE A MÉNÉCÉE (traduction par Solovine) :

   « ...En premier lieu, regarde la divinité comme un être immortel et bienheureux, ce qu'indique la façon ordinaire de la concevoir. Ne lui attribue rien qui soit en opposition avec son immortalité ou incompa­tible avec sa béatitude. Il faut que l'idée que tu te fais d'elle contienne tout ce qui est capable de lui conserver l'immortalité et la félicité. Car les dieux existent et la connaissance qu'on en a est évidente, mais ils n'existent pas de la façon dont la foule se les représente. Celle-ci ne garde jamais à leur sujet la même conception. Ce n'est pas celui qui re­jette les dieux de la multitude qui doit être considéré comme impie, mais celui qui leur attribue les fictions de la foule. En effet, les affirmations de cette dernière ne reposent pas sur des notions évidentes, mais sur des conjectures trompeuses. De là vient l'opinion que les dieux causent aux méchants les plus grands maux et qu'ils octroient aux bons les plus grands biens. Toujours prévenus en faveur de leurs propres vertus, les hommes approuvent ceux qui leur ressemblent et considèrent comme étrange ce qui diffère de leur manière d'agir.

   Familiarise-toi avec l'idée que la mort n'est rien relativement à nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation ; or la mort est la privation complète de cette dernière. Cette connaissance certaine que la mort n'est rien relativement à nous a pour conséquence que nous appré­cions mieux les joies que nous offre la vie éphémère, parce qu'elle n'y ajoute pas une durée illimitée, mais nous ôte au contraire le désir d'im­mortalité. En effet, il n'y a plus d'effroi dans la vie pour celui qui a réellement compris que la mort n'a rien d'effrayant. Il faut ainsi consi­dérer comme un sot celui qui dit que nous craignons la mort, non pas parce qu'elle nous afflige quand elle arrive, mais parce que nous souf­frons déjà à l'idée qu'elle arrivera un jour. Car si une chose ne nous cause aucun trouble par sa présence, l'inquiétude qui est attachée à son attente est sans fondement. Ainsi, celui des maux qui nous fait le plus frémir n'est rien relativement à nous, puisque tant que nous exis­tons la mort n'est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus. La mort n'a, par conséquent, aucun rapport ni avec les vivants ni avec les morts, étant donné qu'elle n'est rien pour les premiers, et que les derniers ne sont plus rien pour elle. La foule tantôt fuit la mort comme le plus grand des maux, tantôt la désire comme le terme aux misères de la vie. Le sage, par contre, ne supplie pas qu'on le laisse vivre et ne craint pas non plus la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la non-existence comme un mal. En effet, de même que nous ne choisissons pas de préférence la nourriture la plus abondante, mais celle qui est la plus agréable, pareillement, nous ne tenons pas à jouir de la durée la plus longue, mais de celle qui est la plus agréable. Celui qui proclame qu'il appartient au jeune homme de bien vivre et au vieillard de bien mourir est passablement sot, non seulement parce que la vie est aimée de l'un aussi bien que de l'autre, mais surtout parce que l'application à bien vivre ne se distingue pas de celle de bien mourir. Plus sot est encore celui qui dit :

« Il vaut certes mieux ne pas naître, mais si l'on a déjà la vie en par­tage, il faut franchir le plus vite possible les portes de l'Hadès. »

   S'il parle ainsi par conviction, pourquoi alors ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui sera facile, si vraiment il a fermement décidé de le faire. Mais s'il le dit par plaisanterie, il montre de la frivolité en un sujet qui n'en comporte point. Il convient de se rappeler que l'avenir n'est ni entièrement en notre pouvoir ni tout à fait en dehors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni compter sur lui, comme s'il devait arri­ver sûrement, ni nous priver de tout espoir, comme si nous étions certains qu'il n'arriverait pas ».

 

 

Sacrifice d'Iphigénie, in De Rerum Natura de Lucrèce.



15/06/2008
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