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Leçon 8 : L'œuvre d'art : un espace à géométrie variable. Trois exemples (Cliquez sur le lien !)

[III-2-3-2/ L’œuvre : un espace à géométrie variable : Léonard de Vinci : un « espace sacré » ; Picasso : un « espace spéculaire » ; Dali : un « espace onirique ».]

 

1/ L’ « espace sacré » de Léonard de Vinci [Léonard de Vinci (en italien : Leonardo di ser Piero da Vinci), né le 15 avril 1452 à Vinci (Toscane) et mort le 2 mai 1519 à Amboise (Touraine), est un peintre italien et un homme d'esprit universel, à la fois artiste, organisateur de spectacles et de fêtes, scientifique, ingénieur, inventeur, anatomiste, sculpteur, architecte, urbaniste, botaniste, musicien, poète, philosophe et écrivain.]

Observons une œuvre « de jeunesse », Léonard a une vingtaine d’années, lorsqu’il la réalise : « L’Annonciation » [1472-1475 ?], Galerie des Offices à Florence.

 

L'Annonciation Vinci.jpg

 

   Quelques éléments de description sont indispensables, avant l’interprétation de l’œuvre, et, en particulier, avant l’identification de cet univers spécifique, de cet espace « à géométrie variable », dans lequel nous entraîne « L’Annonciation ».

   Ce qui s’offre au regard, c’est d’abord une géométrie parfaite : le tableau semble coupé en deux, à la fois dans le sens de la verticalité, à la manière d’un « dyptique » [une œuvre picturale en deux panneaux], et dans le sens de l’horizontalité : la ligne de fuite entraînant l’œil vers un horizon situé à l’infini.

   A cette géométrie variable, on peut associer un trait qui lui est associée : les multiples composantes du tableau, plutôt que de s’influencer mutuellement par des effets de flou, de reflets, d’interactions, se détachent individuellement de l’ensemble de la composition : le fragment d’architecture, les personnages, les arbres constituant l’arrière-plan … semblent jouir d’une existence autonome et être simplement juxtaposés aux autres réalités.

 

   Ce constat permet une première hypothèse explicative : Vinci « pense » davantage son modèle qu’il ne le voit, il se situe d’emblée dans l’espace de la rationalité, du concept, davantage que dans celui de la sensibilité et de la perception, de telle sorte que chacun des motifs de la composition semble épuré de ses traits secondaires, de ses imperfections. Prenons la jeune femme (représentant la Vierge Marie), prenant au hasard un arbre … il semble s’agir davantage de concepts (d’ « eidos » dirait Platon, d’Idées pures et universelles du féminin, des essences d’arbres …) que de réalités authentiques, mouvantes avec leurs imperfections.

 

   L’artiste semble donc opérer un filtrage rationnel du réel et, en ce sens, transposer [puisqu’un concept est universel, valant, par là pour toutes les réalités lui correspondant] une réalité particulière, dans un espace protégé de l’aléatoire, du temps, et lui donner, à ce titre, une dimension universelle, intelligible ou plus encore … religieuse, spirituelle.

 

   « Pitturà è cosa mentale », de l’aveu même du maître, « La peinture est chose mentale ».

   Là, apparaît une explication plausible de l’œuvre : derrière l’apparente scène réaliste qui pourrait renvoyer à une scène bourgeoise ordinaire - ou presque -, se cache une scène symbolique chargée d’une signification sacrée : L’Annonciation - l’Annonce faite à Marie, par l’Ange Gabriel -, autrement dit, la transposition à l’époque de la renaissance, l’époque contemporaine du peintre, d’une scène universelle et atemporelle, un pont jeté entre le profane et le sacré, en somme, entre l’ « historique » (le séculier) et le sacré (anhistorique).

 

   Enfin, le visuel étant à lire sur le mode de l’intelligibilité rationnelle, le spectateur est conduit à décrypter les termes d’une métaphore : la « richesse » de la scène n’est celle que l’on croit, mais elle est à chercher dans le sens du spirituel et non dans celui du matériel. La richesse est ici la richesse spirituelle de cet acte fondateur du Christianisme et non la richesse matérielle du milieu d’où provient cette jeune fille habillée comme une riche bourgeoise et semblant habiter cette riche demeure.

 

   L’espace pictural est donc, ici, moins de nature réaliste - fixant avec fidélité une scène bourgeoise contemporaine de la vie du peintre, mais de nature sacré, rendant visible l’invisible, sollicitant les « yeux du corps » pour ouvrir grands « les yeux ensommeillés de l’âme ».

 

2/ L’ « espace spéculaire (en miroir) » de Picasso [Pablo Ruiz Picasso, né à Malaga le 25 octobre 1881 et mort le 8 avril 1973 à Mougins, est un peintre, dessinateur, sculpteur et graveur espagnol ayant passé l'essentiel de sa vie en France.]

   Observons une œuvre de Picasso, « Figures sur la plage » ou « La Baignade », 1937. Huile, crayon conté et craie sur toile. 129,1 x 194 cm. Fondation Guggenheim à Venise.

 

Figures sur la plage Picasso.jpg

 

   Voici un « espace pictural » bien différent de celui de Vinci, mais tout aussi singulier. Celui-ci nous renvoie à l’art et seulement à l’art. Nul n’est besoin d’y chercher le réel, puisque nous n’avons affaire ici, qu’à la rencontre insolite des arts, évadés de leur époque d’origine ou de leur civilisation d’appartenance.

   Le thème des « Trois femmes » est un lieu commun de l’Art de la Renaissance [son interprétation la plus célèbre est celle de Raphaël, peinte en 1500] :

 

Trois Grâces Raphaël.jpg

 

   Picasso réexploite le thème non sans quelques modifications : la virginité supposée des trois Grâces, trois jeunes vierges, devient suspecte avec la présence de l’enfant. Peut-être Picasso y mêle-t-il un autre thème non moins célèbre : celui de la Vierge à l’Enfant ?

 

   Quoi qu’il en soit, les pistes sont brouillées à plaisir !

   Plus encore, la scène n’est pas sans évoquer les constructions de sable auxquelles s’adonnent les enfants sur la plage. La noblesse du thème classique s’évanouit sous le prosaïsme du contexte dans le lequel il est introduit : Raphaël, Picasso, l’enfant avec son seau et sa pelle affairé à la construction de son château éphémère… même « combat ».

 

   Figures de sable, les modèles d’inspiration du peintre sont eux-mêmes issus de l’art (c’est le volume, la sculpture qui sert ici de modèle d’inspiration au peintre). Le spectateur est prisonnier d’un univers circulaire où l’art s’engendre de lui-même (s’autoengendre), sans rien devoir à la réalité « naturelle ».

   Enfin, les motifs féminins ont une parenté avec les Vénus paléolithiques ou encore les statuettes africaines destinées aux rituels de fécondité, comme en témoigne le relief accentué des attributs de la sexualité.

 

Masque de ventre féminin.jpgVenus paléolithique.jpgStatuaire du Mali.jpg

     Bref, l’espace est ici « spéculaire », i.e. que l’art se renvoie son image à l’infini (à l’image des Palais des glaces ou des labyrinthes de miroirs dans les fêtes foraines), dans un tourbillon de références qui en font éclater les frontières.

 

3/ L’ « espace symbolique » de Dali [Salvador Dalí i Domènech, premier marquis de Dalí de Púbol, né à Figueras le 11 mai 1904, et mort dans la même ville, le 23 janvier 1989, est un peintre, sculpteur, graveur, scénariste et écrivain catalan de nationalité espagnole.]

      Observons une œuvre de Dali, « Construction molle aux haricots bouillis : prémonition de Guerre civile » , 1936. Philadelphia Museum of Art.

 

Dali Construction Molle.jpg

 

   Le 17 juillet 1936 débute la guerre civile en Espagne. Elle oppose la gauche républicaine espagnole à la droite nationaliste et royaliste du général Franco. La guerre civile s’achève le 1° septembre 1939 avec la victoire de Franco qui a bénéficié de l’aide de Mussolini et de Hitler. Il y eut plus de 600 000 victimes civiles et militaires, et plus d’un million de républicains espagnols s’exilèrent pour fuir le franquisme. Le peintre espagnol Salvador Dali réalise cette toile au début de la guerre.

   Dans un esprit qui n’est pas étranger à celui de Picasso, déjà rencontré dans « Figures sur la plage », Dali crée ici une composition qui tient certainement moins sa norme de la réalité que de l’art lui-même : le titre suffit à le montrer. Si l’œuvre, en effet, annonce la guerre civile en Espagne, ce n’est qu’en seconde analyse.

 

   L’œuvre est d’abord une construction,  un montage (comme un pâtissier « monte » une pièce …montée) de haricots bouillis où l’artiste a façonné dans la matière brute, un univers propre, comme les dieux de l’Antiquité avaient façonné l’univers humain, l’humanité dans l’argile et le dieu judéo-chrétien dans la chair vivante.

 

   Le peintre est ici sollicité par le modelage, par le contact sensible, presque sensuel avec la matière, et l’esprit (la réflexion) est appelé à intervenir seulement après avoir laissé à l’artiste le temps de cette volupté (ressentie également par le spectateur) engendrée par ce contact quasi-primitif (construction molle …de haricots bouillis) avec cette matière docile ou rebelle : la pâte de haricots.

 

   Si l’œuvre laisse la place à une certaine sensualité suggérée notamment par la représentation de la chair, laquelle n’est pas exempte d’une pointe d’érotisme (cf. le sein empoigné), celle-ci est cependant aussitôt démentie par la présence des membres cadavérisés, ainsi que par celle du visage où l’expression de la souffrance liée à l’agonie, l’emporte sur sa « plastique » : on ne sait même plus s’il s’agit là d’un visage de femme ou d’un visage d’homme. Ce dernier motif encadré par un ciel tumultueux, mais ouvert vers l’invisible, appelle à une « transcendance », à un dépassement de la simple matière : si elle s’impose en premier lieu, c’est à titre de « moyen » et non de « fin » en soi. La matière est ici l’indice d’autre chose qu’elle-même : convulsée par la douleur, torturée par l’horreur, elle nous invite à un passage à la limite, comme si on se sentait l’envie de fermer les yeux pour mieux recevoir la tragédie humaine qu’elle suggère : l’automutilation d’un peuple par lui-même dans la guerre civile, comble de l’absurdité, où l’homme se détruit dans une sorte de masochisme conduisant à un égarement de la responsabilité du crime, tant il devient difficile de savoir qui est le bourreau et qui est la victime.

 

   Bref, l’espace peut être appelé ici « symbolique » au sens fort du terme, pour ne pas dire « fétichiste » : si l’art peut avoir vocation à intervenir dans le réel, c’est toujours - ou presque - , par le détour de la sensation (le « corps » avant l’ « esprit »), de la volupté portée par la matière sonore, picturale, sculpturale : la révolte est souvent portée par une forme de plaisir (sain ou malsain) qui tend à ancrer d’une manière encore plus viscérale cette révolte au cœur du spectateur. On songe à la musique de Luigi Nono, au cinéma de Pier-Paolo Pasolini, à la peinture de Jérôme Bosch …pour ne prendre que quelques exemples.

 

 



27/04/2021
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